– Voyez: vous dites qu’il n’y a pas de gens honnêtes et moralement forts; qu’il n’y a que des usuriers. Or vous avez sous les yeux deux personnes fortes: votre mère et Barbe. Est-ce que secourir ces infortunés dans de pareilles conditions, ce n’est pas faire preuve de force morale?
– Barbe agit par amour-propre, par gloriole, pour ne pas rester en deçà de sa mère. Quant à maman… en effet… je l’estime. Oui, je révère et je justifie sa conduite. Hippolyte lui-même en est touché, malgré son endurcissement presque absolu. Il avait commencé par en rire, prétendant que maman faisait cela par bassesse. Maintenant, il lui arrive parfois d’en être ému. Hum! Vous appelez cela de la force. J’en prends note. Gania ne sait pas que maman les aide: il qualifierait sa bonté d’encouragement au vice.
– Ah! Gania ne le sait pas? il me semble qu’il y a encore beaucoup d’autres choses que Gania ne sait pas, laissa échapper le prince, tout songeur.
– Savez-vous, prince, que vous me plaisez beaucoup? Je ne fais que penser à ce qui vous est arrivé aujourd’hui.
– Vous aussi, Kolia, vous me plaisez beaucoup.
– Écoutez, comment comptez-vous arranger votre vie ici? Je me procurerai bientôt de l’occupation et gagnerai quelque argent. Nous pourrons, si vous voulez, prendre un appartement avec Hippolyte et habiter tous les trois ensemble. Le général viendra nous voir.
– Bien volontiers. Mais nous en reparlerons. Je suis pour le moment très… très désorienté. Que dites-vous? Nous sommes déjà arrivés? C’est dans cette maison… Quelle entrée somptueuse! Et il y a un suisse. Ma foi, Kolia, je ne sais pas comment je vais me tirer de là.
Le prince avait l’air tout désemparé.
– Vous me raconterez cela demain. Ne vous laissez pas intimider. Dieu veuille que vous réussissiez, car je partage en tout vos convictions! Au revoir. Je retourne là-bas et vais tout raconter à Hippolyte. Pour ce qui est d’être reçu, vous le serez; n’ayez crainte. C’est une femme des plus originales. Prenez cet escalier; c’est au premier; le suisse vous indiquera.
En montant l’escalier, le prince, plein d’inquiétude, s’efforçait de se donner du courage. «Le pis qui puisse m’arriver, pensait-il, est de ne pas être reçu et de faire concevoir une fâcheuse opinion de moi, ou d’être reçu et de voir les gens me rire au nez… Ce sont là choses sans importance.» Et, de fait, ce n’était pas le côté le plus redoutable de l’aventure, en comparaison de la question de savoir ce qu’il ferait chez Nastasie Philippovna et pourquoi il y allait, question à laquelle il ne trouvait aucune réponse satisfaisante. Dans le cas même où une occasion lui permettrait de dire à Nastasie Philippovna: «N’épousez pas cet homme et ne vous perdez pas; ce n’est pas vous qu’il aime mais votre argent; il me l’a dit, et Aglaé Epantchine me l’a dit également; je suis venu pour vous le répéter», est-ce que cette intervention serait conforme à toutes les règles de la bienséance?
Une autre question douteuse se posait, si importante, celle-là, que le prince avait peur d’y arrêter sa pensée; il ne pouvait ni n’osait l’admettre, il n’arrivait pas à la formuler, et il se mettait à rougir et à trembler dès qu’elle effleurait son esprit.
Néanmoins, en dépit de toutes ces inquiétudes et de ces doutes, il finit par entrer et demander Nastasie Philippovna.
Celle-ci occupait un appartement de grandeur médiocre, mais admirablement aménagé. Au cours des cinq années qu’elle avait vécu à Pétersbourg, il y avait eu, au début, un temps où Athanase Ivanovitch avait dépensé pour elle sans compter; c’était dans la période où il espérait encore se faire aimer d’elle et où il pensait la séduire surtout par le confort et le faste, sachant combien l’habitude du luxe est contagieuse et combien il est difficile de s’en défaire quand elle s’est peu à peu convertie en nécessité. En la circonstance Totski s’en était inébranlablement tenu à la bonne vieille tradition qui place une confiance illimitée dans la toute-puissance de la sensualité. Nastasie Philippovna, loin de repousser le luxe, l’aimait, mais – et là était l’étrangeté de son cas – elle ne s’y asservissait jamais, et semblait prête à s’en passer à tout moment. Elle avait même pris soin de le déclarer plusieurs fois à Totski, ce qui avait produit sur celui-ci une impression désagréable.
Au reste, il y avait en elle beaucoup d’autres choses qui faisaient cette impression sur Athanase Ivanovitch et le portaient même à la mépriser. Sans parler de la vulgarité des gens qu’elle admettait parfois dans son intimité ou qu’elle avait tendance à attirer, elle manifestait certains penchants extravagants. Il y avait en elle une coexistence baroque de deux goûts opposés, qui la rendait capable d’aimer à se servir d’objets ou de moyens dont l’emploi semblerait inadmissible à une personne distinguée et de culture affinée. Athanase Ivanovitch aurait probablement été enchanté de la voir affecter parfois une ignorance candide et de bon ton, et ne pas douter, par exemple, que les paysannes russes portassent comme elle du linge de batiste. C’était à lui donner ce tour d’esprit qu’avait visé toute l’éducation qu’elle avait reçue d’après le programme de Totski, lequel s’était montré, en l’espèce, un homme de large compréhension. Mais, hélas! le résultat de ses efforts avait été décevant. Néanmoins il restait en elle quelque chose qui s’imposait à Athanase Ivanovitch lui-même: c’était une originalité rare et séductrice, une sorte de domination qui le tenait sous le charme, même maintenant que toutes ses espérances sur la jeune femme s’étaient écroulées.
Le prince fut reçu par une femme de chambre (car Nastasie Philippovna n’avait à son service que des femmes) et il eut la surprise de la voir accueillir sans broncher sa demande d’être annoncé. Ni ses bottes sales, ni son chapeau aux larges ailes, ni son manteau sans manches, ni sa mine piteuse n’inspirèrent à la soubrette la moindre hésitation. Elle le débarrassa de son manteau, le pria d’attendre dans un salon de réception et s’empressa d’aller l’annoncer.
La société réunie chez Nastasie Philippovna représentait le cercle ordinaire de ses relations. Il y avait même moins de monde qu’aux précédents anniversaires. Dans cette société on distinguait d’abord et avant tout Athanase Ivanovitch Totski et Ivan Fiodorovitch Epantchine; ils étaient tous deux affables, mais dissimulaient mal l’inquiétude où les mettait l’attente de la déclaration que Nastasie Philippovna avait promis de faire au sujet de Gania. Bien entendu, à part ces deux personnages, il y avait aussi Gania, également fort sombre, anxieux et d’une impolitesse presque complète; il se tenait la plupart du temps à l’écart et ne desserrait point les dents. Il ne s’était pas décidé à amener Barbe, dont l’absence n’avait même pas été remarquée de Nastasie Philippovna; par contre celle-ci, aussitôt après les premières paroles de bienvenue, lui avait rappelé la scène qui avait eu lieu entre le prince et lui. Le général, qui n’en avait pas entendu parler, parut s’y intéresser. Alors Gania relata avec laconisme et discrétion, mais en toute franchise, ce qui s’était passé, et il ajouta qu’il s’était rendu auprès du prince pour lui demander pardon. Là-dessus il déclara sur un ton véhément qu’il trouvait fort étrange qu’on eût traité, Dieu savait pourquoi! le prince d’idiot. Il était d’une opinion catégoriquement opposée et allait jusqu’à regarder le prince comme un homme capable de rouerie.
Nastasie Philippovna écouta ce jugement avec beaucoup d’attention et observa curieusement Gania; mais la conversation dévia sur Rogojine qui avait joué un rôle si important au cours de cette journée. Ses faits et gestes parurent éveiller également un vif intérêt chez Athanase Ivanovitch et Ivan Fiodorovitch. Il se trouva que Ptitsine pouvait donner des informations particulières sur Rogojine, avec lequel il avait débattu jusque vers les neuf heures du soir des questions d’intérêt. Rogojine voulait à toute force qu’on lui trouvât cent mille roubles le jour-même. «Il est vrai qu’il était ivre, observa Ptitsine; mais on trouvera les cent mille roubles, bien que ce ne soit pas sans peine; seulement je ne sais pas si ce sera pour ce soir ni si la somme sera complète; plusieurs rabatteurs travaillent sur l’affaire: Kinder, Trépalov, Biskoup. Il est prêt à payer n’importe quelle commission; bien entendu son agitation est imputable à l’ivresse», conclut Ptitsine.
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