– Cela ne fait pas de doute; mais pas pour toujours, car vous n’auriez pas eu la force de persévérer et vous m’auriez pardonné, dit le prince en riant après un moment de réflexion.
– Hé! hé! avec vous, il faut avoir la puce à l’oreille. Il y a, dans votre réflexion même, une pointe de venin. Qui sait? Vous êtes peut-être mon ennemi? À propos, ha! ha! j’ai oublié de vous poser une question: me suis-je trompé en observant que Nastasie Philippovna vous plaisait beaucoup?
– Oui, elle me plaît.
– Êtes-vous amoureux d’elle?
– Euh… non.
– Cependant, vous êtes devenu tout rouge et vous avez pris un air malheureux. C’est bon, je ne vous taquinerai pas; au revoir! Mais sachez que cette femme est vertueuse. Pouvez-vous le croire? Vous pensez qu’elle vit avec ce Totski? Pas du tout! Il y a longtemps que leurs rapports ont cessé. Et avez-vous remarqué comme elle est parfois mal à l’aise? Il y a eu tout à l’heure des instants où elle se troublait. C’est la vérité. Et voilà le genre de femmes qui aiment à dominer! Allons, adieu!
Gania, mis en bonne humeur, sortit avec beaucoup plus d’assurance qu’il n’en avait en entrant. Le prince resta immobile et songeur pendant une dizaine de minutes.
Kolia passa de nouveau la tête par la porte entrebâillée.
– Je ne dînerai pas, Kolia; j’ai bien déjeuné tantôt chez les Epantchine.
Kolia se décida à entrer complètement et remit au prince un billet. C’était un pli cacheté du général. On pouvait voir sur le visage du jeune garçon qu’il avait de la répugnance à s’acquitter de cette commission. Le prince lut le billet, se leva et prit son chapeau.
– C’est à deux pas d’ici, dit Kolia d’un air confus. Il est assis là-bas en compagnie de sa bouteille. Je ne m’explique pas comment il a réussi à obtenir de la boisson à crédit. Prince, soyez assez gentil pour ne pas dire ici que je vous ai remis ce billet! Je me suis juré mille fois de ne plus me charger de ce genre de commission, mais je n’ai pas eu le courage de lui refuser. Cependant, je vous en prie, ne vous gênez pas avec lui; donnez-lui quelque menue monnaie et que tout soit dit.
– J’avais moi-même l’intention de voir votre papa, Kolia. Il faut que je lui parle… d’une certaine affaire… Allons!
Kolia conduisit le prince tout près de là, à la Perspective Liteïnaïa, dans un café, au rez-de-chaussée duquel s’était installé Ardalion Alexandrovitch. Il était assis dans une petite pièce à droite, comme un vieil habitué, une bouteille devant lui et l’Indépendance belge dans les mains. Il attendait le prince; dès qu’il l’eut aperçu, il posa son journal et entra dans des explications animées mais filandreuses auxquelles le prince ne comprit à peu près rien, car le général était déjà passablement gris.
– Je n’ai pas les dix roubles que vous demandez, interrompit le prince, mais voici un billet de vingt-cinq; changez-le et rendez-moi quinze roubles, sans quoi, je serais moi-même sans un kopek.
– Oh! n’en doutez pas et soyez sûr que je vais tout de suite…
– En outre, j’ai une prière à vous adresser, général. Vous n’êtes jamais allé chez Nastasie Philippovna?
– Moi? Si je suis jamais allé chez elle? Vous me demandez cela à moi? Mais j’y suis allé, et plusieurs fois, mon cher! s’écria le général dans un accès de fatuité et d’ironie triomphante. Seulement, j’ai cessé de la voir parce que je ne veux pas encourager une alliance inconvenante. Vous l’avez constaté vous-même, vous avez été témoin de ce qui s’est passé ce tantôt: j’ai fait tout ce qu’un père pouvait faire, j’entends un père doux et indulgent. Maintenant on verra entrer en scène un père d’un tout autre genre. Alors on saura si un vieux militaire plein de mérites triomphe de l’intrigue ou si une camélia [33]éhontée entre dans une noble famille.
– Je voulais justement vous demander si, à titre de connaissance, vous pourriez me mener ce soir chez Nastasie Philippovna. Il faut absolument que ce soit ce soir; j’ai une affaire à lui exposer, mais je ne sais comment m’introduire chez elle. J’ai bien été présenté tantôt, mais on ne m’a pas invité, et il s’agit d’une soirée sur invitation. Je suis d’ailleurs prêt à passer sur les questions d’étiquette et à risquer le ridicule, pourvu que je puisse entrer d’une manière ou d’une autre.
– Vous tombez admirablement, mon jeune ami! s’écria le général enchanté. Ce n’est pas pour cette bagatelle que je vous ai prié de venir, continua-t-il, tout en empochant l’argent; si je vous ai appelé, c’est pour faire de vous mon compagnon d’armes dans une expédition chez, ou plutôt contre Nastasie Philippovna. Le général Ivolguine et le prince Muichkine! Quel effet cette alliance va faire sur elle! Moi-même, sous couleur d’une visite de courtoisie à l’occasion de son anniversaire, je lui signifierai ma volonté, obliquement, pas directement, mais cela reviendra au même. Alors Gania lui-même verra ce qu’il aura à faire: il choisira entre un père plein de mérites et… pour ainsi dire… Il adviendra ce qu’il adviendra. Votre idée est éminemment féconde. Nous nous rendrons chez elle à neuf heures. Nous avons du temps devant nous.
– Où demeure-t-elle?
– Loin d’ici: près du Grand Théâtre, dans la maison Muitovtsov, presque sur la place, au premier… Il n’y aura pas grand monde chez elle, quoique ce soit sa fête, et on s’en ira de bonne heure…
Le soir était tombé depuis longtemps et le prince était toujours là à écouter le général débiter une quantité d’anecdotes qu’il commençait mais n’achevait jamais. À l’arrivée du prince, il avait demandé une nouvelle bouteille qu’il avait mis une heure à boire; il en commanda ensuite une troisième qu’il acheva également. Il est probable qu’il eut le temps de raconter l’histoire d’à peu près toute sa vie. Enfin le prince se leva et dit qu’il ne pouvait attendre davantage. Le général se versa les dernières gouttes de la bouteille puis se leva aussi et sortit de la pièce d’un pas très chancelant. Le prince était au désespoir. Il ne pouvait comprendre comment il avait si sottement placé sa confiance. Au fond il n’avait nullement placé sa confiance dans le général; il avait seulement compté sur lui pour se faire introduire chez Nastasie Philippovna, fût-ce en provoquant quelque scandale; toutefois il n’avait pas envisagé le cas où le scandale serait énorme. Or le général était complètement gris; il parlait sans relâche avec une grandiloquence attendrie et des larmes jusqu’au fond de l’âme. Il revenait toujours sur l’inconduite des membres de sa famille, qui avait tout gâté et à laquelle le moment était arrivé de mettre un terme. Ils parvinrent ainsi au bout de Liteïnaïa. Le dégel continuait: un vent triste, tiède et malsain, soufflait dans les rues; les équipages pataugeaient dans la boue; les fers des chevaux résonnaient bruyamment sur le pavé. La foule morne et transie des piétons déambulait sur les trottoirs. Çà et là on heurtait des ivrognes.
– Vous voyez, au premier étage de ces immeubles, des appartements brillamment éclairés? dit le général; ils sont habités par mes camarades; et moi, dont les états de service et les souffrances l’emportent sur les leurs, je vais à pied vers le Grand Théâtre pour rendre visite à une femme de vie suspecte! Un homme qui a treize balles dans la poitrine!… Vous ne me croyez pas? Et pourtant c’est expressément pour moi que Pirogov [34]a télégraphié à Paris et quitté pour un moment Sébastopol en plein siège; pendant ce temps, Nélaton, le médecin de la Cour de France, obtenait, à force de démarches et dans l’intérêt de la science, un sauf-conduit pour venir dans la ville assiégée examiner mes blessures. Cet événement est connu des plus hautes autorités. Quand on m’aperçoit, on s’écrie: «Ah, c’est cet Ivolguine qui a treize balles dans le corps!» Voyez-vous, prince, cette maison? C’est là que demeure, au premier, mon vieux camarade le général Sokolovitch, avec sa très noble et très nombreuse famille. C’est à cette maison, à trois autres au Nevski et à deux autres encore à la Morskaïa, que se borne aujourd’hui le cercle de mes relations. J’entends de mes relations personnelles. Nina Alexandrovna s’est depuis longtemps pliée devant les circonstances. Pour moi, je vis avec mes souvenirs… et je me délasse, pour ainsi dire, dans la société cultivée de mes anciens camarades et subordonnés qui continuent à m’adorer. Ce général Sokolovitch (tiens! il y a pas mal de temps que je ne suis allé chez lui et que je n’ai vu Anna Fiodorovna)… Vous savez, mon cher prince, quand on ne reçoit pas, on perd machinalement l’habitude d’aller chez les autres. Et cependant… hum… Vous me paraissez sceptique?… D’ailleurs, pourquoi n’introduirais-je pas le fils de mon meilleur ami et camarade d’enfance dans cette charmante famille? Le général Ivolguine et le prince Muichkine! Vous y verrez une ravissante jeune fille… non pas une, mais deux, voire trois, qui sont la parure de la capitale et de la société: beauté, éducation, tendances… questions féminines, poésie, tout cela s’harmonise dans le plus gracieux mélange. Sans compter que chacune de ces jeunes filles a pour le moins quatre-vingt mille roubles de dot en argent comptant, ce qui ne fait jamais de mal;… je passe également sur les questions féminines et sociales,… bref, il est de toute nécessité que je vous présente. Le général Ivolguine et le prince Muichkine! En un mot… Quel effet!
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