– Alors, ton christianisme d’hier et ton ancienne philosophie te permettent de garder ta foi à Mercure?
– J’ai toujours foi en ce qu’il est bon pour moi de croire. Telle est ma philosophie, qui doit être d’ailleurs du goût de Mercure. Malheureusement, vous n’ignorez pas, dignes seigneurs, combien ce dieu est méfiant. Les promesses, même celles des philosophes sans tache, lui sont suspectes: sans doute il préférerait avoir ses génisses d’avance, et c’est là une dépense considérable. Tout le monde n’est pas Sénèque, et mes moyens à moi ne me permettent pas cette libéralité; à moins que le noble Vinicius, comme acompte sur la somme promise… quelque chose…
– Pas une obole, Chilon, – interrompit Pétrone, – pas une obole. La générosité de Vinicius dépassera tes espérances, mais pas avant que tu aies retrouvé Lygie ou que tu ne nous aies indiqué sa retraite. Mercure peut te faire crédit pour les deux génisses, bien que son manque de confiance ne me surprenne point; je reconnais là son esprit.
– Écoutez-moi, dignes seigneurs. La découverte que j’ai faite est fort importante; je n’ai pas encore retrouvé la jeune fille, mais la voie sur laquelle on peut la chercher. Pourtant, vous avez expédié vos affranchis et vos esclaves dans toute la ville et jusqu’en province. Vous ont-ils fourni le moindre indice? Non! Moi seul vous en ai donné. Je dirai plus: parmi vos esclaves, il peut, sans que vous le sachiez, exister des chrétiens, car cette superstition s’est déjà répandue un peu partout. Loin de vous aider, ceux-là vous trahiront. Je regrette même qu’ils m’aient vu ici; c’est pourquoi, noble Pétrone, recommande le silence à Eunice, et toi aussi, noble Vinicius, fais accroire que je te vends un onguent qui assure la victoire dans le cirque aux chevaux qui en ont été frottés. Je chercherai seul et je retrouverai seul les fugitifs; quant à vous, ayez confiance en moi, et sachez que tout acompte m’encouragera d’autant plus que j’aurai l’espoir d’obtenir davantage et une plus grande certitude que la récompense promise ne m’échappera pas. Oui, certes! en tant que philosophe, je méprise l’argent, bien que Sénèque ne le dédaigne pas, non plus que Musonius ou Cornutus, eux qui, pourtant, n’ont pas perdu leurs doigts en défendant quelqu’un, peuvent écrire eux-mêmes et faire passer leurs noms à la postérité. Mais, indépendamment de l’esclave que je voudrais acheter et des deux génisses promises à Mercure (et vous savez combien le prix du bétail a augmenté), les recherches seules entraînent d’énormes frais. Écoutez-moi avec un peu de patience. Ces jours-ci, j’ai tant marché que j’y ai gagné des plaies aux jambes. Je suis entré dans des débits de vins, pour faire jaser les clients, puis chez des boulangers, chez des bouchers, chez des marchands d’olives et de poissons. J’ai parcouru toutes les rues et les ruelles; j’ai fouillé les retraites des esclaves fugitifs; j’ai perdu près de cent as à la mora; j’ai été dans des lavoirs, des séchoirs et des tavernes; j’ai vu des muletiers et des tailleurs de pierre; j’ai vu aussi les gens qui soignent les maladies de la vessie et qui arrachent les dents; j’ai questionné des marchands de figues sèches, je suis allé dans les cimetières; et savez-vous pourquoi? Pour tracer partout ce poisson, regarder les gens dans le blanc des yeux et voir ce qu’ils répondraient à ce signe. Je fus longtemps sans rien remarquer, quand enfin, près d’une fontaine, un jour, je rencontrai un vieil esclave qui puisait de l’eau et qui pleurait. Je m’approchai et m’enquis de la cause de ses larmes. Quand nous nous fûmes assis sur les marches de la fontaine, il me répondit qu’au cours de toute sa vie il avait amassé, sesterce par sesterce, de quoi racheter un fils bien-aimé, mais que le maître, un certain Pansa, lui avait non seulement pris l’argent, mais gardé le fils comme otage. «Et je pleure ainsi, ajouta le vieillard, parce que je me dis en vain: Que la volonté de Dieu soit faite! il m’est impossible, à moi, pauvre pêcheur, de refouler mes larmes.» Alors, saisi d’un pressentiment, je trempai mon doigt dans le seau et dessinai le poisson; et le vieillard dit à cette vue: «Mon espoir est aussi dans le Christ.» Je lui demandai: «Tu m’as reconnu à ce signe? – Oui, – me répondit-il, – la paix soit avec toi!» Alors, je le fis jaser, et le bonhomme me raconta tout. Son maître, ce Pansa, est lui-même un affranchi de l’illustre Pansa, et il amène par le Tibre, à Rome, de la pierre que des esclaves et des ouvriers déchargent des radeaux et portent, la nuit, jusqu’aux maisons en construction, afin de ne pas gêner dans la journée la circulation dans les rues. Il y a parmi eux beaucoup de chrétiens, dont son fils. Comme c’est là un travail au-dessus des forces du jeune esclave, son père voulait le racheter. Pansa a mieux aimé garder l’argent et l’esclave. Tout en parlant, le vieux se remit à pleurer et je mêlai mes larmes aux siennes, ce qui me fut facile en raison de la bonté de mon cœur et des élancements produits sur moi par l’excès de la marche. Je me plaignis qu’arrivé tout récemment de Naples je ne connaissais aucun de nos frères et ne savais où ils se réunissaient pour la prière en commun. Il s’étonna que les chrétiens de Naples ne m’eussent pas donné des lettres pour leurs frères de Rome, mais je répondis qu’elles m’avaient été volées en route. Il me dit alors de venir la nuit au bord du fleuve; il me présenterait aux frères qui me conduiraient dans les maisons de prières et chez les anciens qui dirigent la communauté chrétienne. Ces paroles me causèrent une telle joie que je lui donnai la somme nécessaire pour racheter son fils, avec l’espoir que le généreux Vinicius m’en rendrait le double…
– Chilon, – interrompit Pétrone, – dans ton récit le mensonge flotte à la surface de la vérité, comme l’huile sur de l’eau. Il est certain que tu as apporté d’importantes nouvelles, et je crois même qu’un grand pas a été fait pour retrouver Lygie. Mais n’assaisonne pas de mensonges le résultat réel. Quel est le nom du vieillard par qui tu as appris que les chrétiens se reconnaissent au signe du poisson?
– Euricius, seigneur. Le pauvre, le malheureux vieillard! Il m’a rappelé le médecin Glaucos, celui que j’ai défendu contre les brigands, et c’est là surtout ce qui m’a ému.
– Je crois qu’en réalité tu as lié connaissance avec lui et que tu sauras tirer profit de cette rencontre, mais tu ne lui as pas donné d’argent. Tu ne lui as pas donné un as, tu m’entends! Tu ne lui as rien donné.
– Mais, je l’ai aidé à porter ses seaux et j’ai parlé de son fils avec la plus vive compassion. C’est vrai, seigneur, rien ne peut échapper à la sagacité de Pétrone. Je ne lui ai pas donné d’argent, ou plutôt je lui en ai donné en intention, en mon for intérieur, ce qui devrait lui suffire, s’il était un vrai philosophe… Et je lui ai fait ce cadeau parce que je jugeais qu’un tel acte était indispensable et utile. Daigne considérer, seigneur, combien il me favoriserait auprès de ses coreligionnaires, quel crédit j’aurais sur eux, et quelle confiance j’éveillerais.
– C’est vrai, – dit Pétrone, – et tu aurais dû le faire.
– Je viens tout justement ici pour m’en procurer les moyens.
Pétrone se retourna vers Vinicius:
– Fais-lui compter cinq mille sesterces, mais en intention et dans ton for intérieur.
Vinicius dit:
– Je te donnerai un serviteur qui aura sur lui la somme nécessaire; toi, tu diras à Euricius que c’est ton esclave et tu remettras l’argent au vieillard en présence de ce serviteur. Toutefois, comme tu m’as apporté une nouvelle importante, une somme égale te sera remise. Viens chercher ce soir le serviteur et l’argent.
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