– Elle n’est pas parmi les chrétiens?
– Au contraire, seigneur. – répondit Chilon, – mais j’ai retrouvé parmi eux Glaucos, le médecin.
– Que dis-tu? Qui est-ce?
– Tu as donc oublié, seigneur, l’histoire du voyage que j’ai fait avec ce vieillard, de Naples à Rome, et où j’ai perdu deux doigts à le défendre, ce qui, précisément, m’empêche d’écrire. Les brigands qui enlevèrent sa femme et ses enfants le frappèrent d’un coup de couteau. Je l’avais laissé mourant dans une auberge près de Minturnes et je l’ai pleuré longtemps. Hélas! j’ai acquis la conviction qu’il vit encore et fait partie de la communauté chrétienne à Rome.
Vinicius, ne pouvant démêler la vérité dans cette histoire, et comprenant seulement que ce Glaucos semblait être un obstacle aux recherches, domina sa colère et dit:
– Puisque tu l’as défendu, il doit t’en avoir de la reconnaissance et t’aider.
– Ah! noble tribun! les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours reconnaissants; que dire des hommes! Oui, il devrait m’être reconnaissant. Malheureusement, c’est un vieillard dont la raison est affaiblie et obscurcie par l’âge et les malheurs, si bien que, loin de me savoir gré, j’ai appris par ses coreligionnaires qu’il m’accusait de complicité avec les brigands et d’avoir été la cause de ses malheurs. Voilà comment il me récompense des deux doigts que j’ai perdus pour lui!
– Je suis bien sûr, gredin, que les choses se sont passées comme il les raconte, – dit Vinicius.
– Tu en sais alors plus que lui, – répliqua Chilon avec dignité, – car lui suppose seulement qu’il en a été ainsi, et c’est assez pour qu’il fasse appel aux chrétiens et se venge cruellement. Il le ferait sans nul doute, et avec l’aide des autres. Heureusement, il ignore mon nom et ne m’a pas reconnu dans la maison de prières où je l’ai rencontré. Quant à moi, je l’ai reconnu aussitôt et peu s’en est fallu que je me jette à son cou. J’ai été retenu par ma prudence et mon habitude de ne pas accomplir un seul acte avant d’y avoir réfléchi. Au sortir de la maison de prières, j’ai pris mes renseignements, et ceux qui le connaissent m’ont dit que cet homme avait été trahi par un compagnon de voyage sur la route de Naples… Sans cela, j’ignorerais complètement ce qu’il raconte.
– Tout cela m’importe peu! Dis-moi ce que tu as vu dans cette maison de prières.
– Cela t’importe peu, seigneur, il est vrai; mais, en ce qui me concerne, c’est aussi important pour moi que peut l’être ma propre peau. Comme je souhaite que ma doctrine me survive, je préfère renoncer à la récompense promise plutôt que de sacrifier ma vie à Mammon [7], sans lequel, en vrai philosophe, je saurai vivre et rechercher la divine vérité.
Mais Vinicius, le visage menaçant, s’approcha de lui et, d’une voix sourde:
– Qui te dit que tu mourras de la main de Glaucos plutôt que de la mienne? Sais-tu, chien, si dans un instant on ne t’enfouira pas dans mon jardin?
Chilon était lâche; il regarda Vinicius et jugea d’un coup d’œil qu’une parole imprudente de plus déciderait de sa perte.
– Je la chercherai, seigneur, et je la trouverai! – s’écria-t-il vivement.
Il se fit un silence coupé seulement par le souffle haletant de Vinicius et, au loin, par le chant des esclaves travaillant au jardin.
Voyant que le jeune patricien devenait plus calme, le Grec reprit:
– La mort m’a effleuré, mais je l’ai regardée avec autant d’impassibilité que Socrate. Non, seigneur, je n’ai pas dit que je renonçais à retrouver la jeune fille, je voulais seulement te signaler le danger qui menacera désormais mes démarches. Jadis, tu as douté de l’existence d’Euricius, et t’étant convaincu de tes propres yeux que le fils de mon père te disait la vérité, tu me soupçonnes aujourd’hui d’avoir inventé Glaucos. Hélas! que n’est-il un mythe! Pour pouvoir aller en toute sécurité chez les chrétiens, comme auparavant, je céderais volontiers cette pauvre vieille esclave que j’ai achetée voici trois jours pour qu’elle prenne soin de ma vieillesse et de mon faible corps. Glaucos vit, seigneur, et s’il m’aperçoit une seule fois, toi tu ne m’apercevras plus jamais. Alors, qui te retrouvera la jeune fille?
Il se tut, essuya ses larmes, puis reprit:
– Mais, puisque Glaucos vit, que je puis à tout instant le rencontrer, que cette rencontre peut me perdre et avec moi le résultat de toutes mes recherches, comment chercher la jeune fille?
– Que penses-tu faire? Quel remède à cela? Que veux-tu entreprendre? – questionna Vinicius.
– Aristote nous enseigne qu’il faut sacrifier les petites choses aux grandes, et le roi Priam tenait la vieillesse pour un fardeau pesant. Or, le fardeau de la vieillesse et des malheurs écrase depuis longtemps Glaucos, au point que la mort serait un bienfait pour lui. Qu’est la mort, suivant Sénèque, sinon une délivrance?
– Fais le bouffon avec Pétrone, mais non avec moi; dis carrément ce que tu proposes!
– Si la vertu est une bouffonnerie, fassent les dieux que je reste bouffon toute ma vie! Je propose, seigneur, d’écarter Glaucos, car, tant qu’il vivra, ma propre vie et mes recherches seront en perpétuel danger.
– Engage des hommes pour l’assommer à coups de bâton. Je les paierai.
– Ils t’écorcheront, seigneur, et plus tard ils exploiteront le secret. Il y a autant de bandits à Rome que de grains de sable sur l’arène, mais tu ne saurais croire comme ils haussent leurs prix dès qu’un honnête homme a recours à leur savoir-faire. Non, digne tribun! Et si les vigiles arrêtaient les assassins sur le lieu même du crime? Ils diraient certainement qui les a engagés et tu aurais des ennuis. Tandis qu’ils ne pourront me désigner, moi, car je ne leur dirai pas mon nom. Tu as tort de ne pas avoir confiance en moi, car, indépendamment de mon intégrité, souviens-toi que deux choses encore sont en jeu: ma propre peau et la récompense que tu m’as promise.
– Combien te faut-il?
– Mille sesterces: observe bien, seigneur, qu’il me faut des bandits honnêtes, incapables de disparaître sans laisser de leurs nouvelles aussitôt qu’ils auront empoché les arrhes. À bon travail, bon salaire. Il faudrait aussi quelque chose pour moi, afin de sécher les larmes que je verserai sur Glaucos. Les dieux savent combien je l’aime! Si tu me donnes aujourd’hui ces mille sesterces, dans deux jours son âme sera déjà dans le Hadès, et, là seulement, si les âmes conservent la mémoire et la faculté de penser, il saura combien je l’aimais. Je trouverai les hommes aujourd’hui même et les avertirai qu’à dater de demain soir, pour chaque jour de vie laissé à Glaucos, je leur rognerai cent sesterces. J’ai en outre un projet dont la réussite est certaine.
Vinicius promit encore une fois à Chilon la somme demandée, mais avec défense de lui parler désormais de Glaucos; puis il se mit à l’interroger sur les nouvelles qu’il apportait, où il avait été pendant ce temps et ce qu’il avait découvert. Mais Chilon avait peu de chose à lui apprendre. Il était encore allé dans deux maisons de prières, où il avait observé avec attention tous les assistants, surtout les femmes, mais sans en apercevoir aucune qui ressemblât à Lygie. Cependant les chrétiens le considéraient comme un des leurs et, depuis qu’il avait fourni la somme nécessaire au rachat du fils d’Euricius, ils le vénéraient comme quelqu’un qui marche sur les traces de Chrestos . En outre, ils lui avaient appris qu’un grand législateur, un certain Paul de Tarse, était emprisonné à Rome sur la plainte des juifs, et Chilon avait résolu de faire sa connaissance. Mais une autre nouvelle l’avait ravi plus encore, c’est que le pontife suprême de toute la secte, ancien disciple du Christ et chargé par celui-ci de la direction des fidèles du monde entier, devait arriver à Rome d’un jour à l’autre. À coup sûr, tous les chrétiens voudraient le voir et écouter son enseignement. Il y aurait de grandes assemblées, auxquelles assisterait Chilon, et, de plus, comme il était facile de se dissimuler dans la foule, il y conduirait Vinicius. Certainement ils y retrouveraient Lygie. Avec Glaucos, tout danger sérieux serait écarté. Quant à se venger, il était certain que les chrétiens le feraient, mais en général ils étaient gens paisibles.
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