– Ton honorable philosophe est un filou! Non, il n’est pas venu; il ne s’est pas montré et ne se montrera plus!
– J’ai, moi, une meilleure opinion, sinon de son honnêteté, du moins de son intelligence. Il a réussi, une fois déjà, à faire une saignée à ta bourse, et il reviendra, ne fût-ce que pour la saigner encore.
– Qu’il prenne garde que je ne le saigne, lui, à coups de bâton.
– Ne fais point cela. Patiente, jusqu’au moment où tu auras des preuves indéniables de sa filouterie. Ne lui donne plus d’argent, mais, par contre, promets-lui une large récompense s’il t’apporte quelque chose de sûr. Et toi, as-tu entrepris quelque chose?
– Mes deux affranchis, Nymphidius et Demas, avec soixante hommes, cherchent Lygie. J’ai promis la liberté à l’esclave qui la retrouverait. De plus, sur toutes les routes qui partent de Rome, j’ai envoyé des exprès pour s’informer, dans les auberges, du Lygien et de la jeune fille. Moi-même je bats jour et nuit la ville, dans l’espoir d’un hasard favorable.
– Quoi que tu découvres, fais-le-moi connaître, car il me faut partir pour Antium.
– Bien.
– Et si, t’éveillant un matin, tu te dis qu’une fille ne vaut ni tant de soucis, ni tant de chagrin, viens à Antium: tu n’y manqueras ni de femmes, ni de plaisirs.
Vinicius se mit à marcher rapidement de long en large. Pétrone le considéra un moment et lui dit:
– Réponds-moi sincèrement, non comme un écervelé qui s’excite et s’emballe sur une idée fixe, mais comme un homme raisonnable parle à son ami: y tiens-tu toujours autant, à cette Lygie?
Vinicius s’arrêta un instant et regarda Pétrone comme s’il ne l’avait pas encore aperçu, puis se remit à déambuler. Évidemment il faisait des efforts pour ne pas éclater. Enfin, conscient de son impuissance, plein de regrets, de colère et d’une invincible tristesse, il sentit monter à ses yeux deux larmes qui impressionnèrent Pétrone plus que les paroles les plus éloquentes.
Après avoir réfléchi un instant, celui-ci dit:
– Ce n’est pas Atlas qui supporte le monde, mais une femme, et parfois elle s’en amuse comme d’une balle.
– Oui! – fit Vinicius.
Ils prenaient congé l’un de l’autre, quand un esclave annonça que Chilon Chilonidès attendait dans le vestibule l’honneur d’être introduit devant le maître.
Vinicius donna l’ordre de le faire entrer sur-le-champ, tandis que Pétrone observa:
– Ne te le disais-je pas? Par Hercule! garde ton sang-froid, sinon, c’est cet homme qui commandera, et non pas toi.
– Salut et honneur au noble tribun militaire, et aussi à toi, seigneur, – dit Chilon en entrant. – Que votre bonheur égale votre gloire et que cette gloire se répande dans l’univers entier, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux frontières des Arsacides.
– Salut, législateur de la vertu et de la sagesse, – répondit Pétrone.
Vinicius demanda avec un calme simulé:
– Qu’apportes-tu?
– La première fois, seigneur, je t’ai apporté l’espoir; aujourd’hui, je t’apporte la certitude que la jeune fille sera retrouvée.
– Ce qui signifie que tu ne l’as pas retrouvée encore?
– Parfaitement, seigneur; mais j’ai découvert le sens du signe qu’elle a tracé devant toi; je sais qui sont les hommes qui l’ont enlevée et quel dieu adorent ceux qui la cachent.
Vinicius allait bondir du siège sur lequel il était assis, quand Pétrone lui posa la main sur l’épaule et dit:
– Continue.
– Es-tu absolument certain, seigneur, que la jeune fille a dessiné un poisson sur le sable?
– Mais oui! – exclama Vinicius.
– Alors, elle est chrétienne, et ce sont les chrétiens qui l’ont ravie.
Il y eut un moment de silence.
– Écoute, Chilon, – dit enfin Pétrone. – Mon parent t’a promis une forte somme d’argent si tu retrouves la jeune fille, mais une non moins forte quantité de coups de verges si tu cherchais à le tromper. Dans le premier cas, tu pourras t’acheter, non un scribe, mais trois; dans le second, toute la philosophie des sept sages, en y ajoutant la tienne, ne serait pas un onguent suffisant pour te guérir.
– La jeune fille est chrétienne, seigneur! – confirma le Grec.
– Voyons, Chilon, tu n’es pas un imbécile. Nous savons que Junia Silana et Calvia Crispinilla ont accusé Pomponia Græcina d’être une adepte des superstitions chrétiennes, mais nous savons aussi que le tribunal de famille l’a lavée de cette accusation. Voudrais-tu donc la reprendre à présent pour ton compte? Voudrais-tu nous faire croire que Pomponia, et Lygie avec elle, font partie de la secte de ces ennemis du genre humain, des empoisonneurs des fontaines et des puits, des adorateurs d’une tête d’âne, de ces gens qui immolent les enfants et se livrent à la plus ignoble débauche? Réfléchis, Chilon; cette thèse que tu soutiens devant nous ne va-t-elle pas, comme antithèse, se répercuter sur ton dos?
Chilon étendit les bras pour protester qu’il n’y avait rien de sa faute, puis il reprit:
– Seigneur! prononce en grec la phrase suivante: Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur.
– Bien… Voilà ta phrase. Après?
– Maintenant, prends la première lettre de chacun de ces mots et réunis ces lettres pour en former un seul.
– Poisson! – dit Pétrone étonné.
– Voilà pourquoi le poisson est devenu l’emblème chrétien, – répondit Chilon avec fierté.
Ils se turent. Le Grec avait donné des arguments si irréfutables que les deux amis ne pouvaient dissimuler leur surprise.
– Vinicius, – demanda Pétrone, n’as-tu pas fait erreur, et Lygie a-t-elle bien réellement dessiné un poisson?
– Par tous les dieux infernaux, c’est à devenir fou! – s’écria le jeune homme avec fureur; – si elle m’avait dessiné un oiseau, j’aurais dit que c’était un oiseau.
– Donc, elle est chrétienne! – répéta Chilon.
– Donc Pomponia et Lygie empoisonnent les puits, immolent les enfants enlevés dans la rue et se livrent à la débauche! – dit Pétrone. – C’est absurde! Toi, Vinicius, tu as séjourné plus longtemps dans leur maison; moi, je n’y ai passé qu’un instant, mais je connais assez Aulus et Pomponia, et même Lygie, pour affirmer: c’est une calomnie et une bêtise! Si le poisson est l’emblème chrétien, ce qu’il me paraît difficile de nier, et si elles sont chrétiennes, alors, par Proserpine! ces chrétiens ne sont pas ce que nous croyons.
– Tu parles comme Socrate, seigneur, – approuva Chilon. – Qui donc a questionné les chrétiens? Qui connaît leur doctrine? Il y a trois ans, durant mon voyage de Naples à Rome (pourquoi ne suis-je pas resté là-bas?) j’ai eu comme compagnon de route un médecin, nommé Glaucos, qu’on disait chrétien et qui, j’en ai eu la certitude, était un homme bon et vertueux.
– N’est-ce pas de cet homme vertueux que tu viens d’apprendre ce que signifie le poisson?
– Hélas! non, seigneur! Pendant ce voyage, dans une auberge, l’honnête vieillard fut frappé d’un coup de couteau, tandis que sa femme et son enfant furent emmenés en esclavage par des marchands; moi, je perdis deux doigts en les défendant. Mais comme les chrétiens, à ce qu’on assure, sont favorisés par les miracles, j’espère que mes doigts repousseront.
– Comment? Serais-tu devenu chrétien?
– Depuis hier, seigneur, depuis hier! C’est même ce poisson qui m’a fait chrétien. Admire sa puissance! D’ici peu, je serai le plus fervent d’entre les fervents, afin d’être admis à tous leurs mystères, et, une fois admis, je saurai où se cache la jeune fille. Peut-être alors mon christianisme me rapportera-t-il plus que ma philosophie. J’ai fait vœu d’offrir à Mercure, s’il m’aidait à retrouver la jeune fille, deux génisses de même âge et de même taille, dont je ferai dorer les cornes.
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