– Oui, seigneur! J’ai reçu les verges! Oui, seigneur!…
Sa voix était vibrante de joie et de gratitude. Sans nul doute, elle pensait que ce châtiment était suffisant pour empêcher son départ. Pétrone le comprit, et s’étonna de la résistance éperdue de l’esclave. Mais il connaissait trop à fond l’âme humaine pour ne pas deviner que l’amour seul pouvait susciter une pareille obstination.
– Tu as un amant ici? – demanda-t-il.
Elle leva sur lui ses yeux bleus baignés de larmes et murmura d’une voix presque inintelligible:
– Oui, seigneur!…
Ses yeux, sa chevelure d’or dénouée, son visage où se lisaient la crainte et l’espoir, étaient si beaux, son regard si suppliant, que Pétrone, en philosophe qui proclamait toujours la puissance de l’amour, et en esthète, admirateur de toute beauté, éprouva pour la jeune fille une sorte de compassion.
– Lequel est ton amant? – demanda-t-il en désignant de la tête les esclaves.
Il n’obtint point de réponse. Eunice inclina son visage jusqu’aux pieds de son maître et demeura immobile.
Pétrone dévisagea les esclaves, dont plusieurs étaient jeunes, beaux et sveltes; sur les traits d’aucun d’eux il ne put lire le moindre indice: tous avaient un sourire énigmatique. Un instant, il considéra Eunice étendue à ses pieds, puis, silencieux, il se rendit au triclinium.
Après son repas, il se fit porter au palais, puis chez Chrysothémis, où il resta fort tard dans la nuit. En rentrant chez lui, il fit venir Teirésias.
– Eunice a reçu les verges? – lui demanda-t-il.
– Oui, seigneur. Mais tu avais prescrit de ne pas lui abîmer la peau.
– Est-ce là le seul ordre que je t’ai donné à son sujet?
– Oui, seigneur, – répondit l’atriensis inquiet.
– C’est bien. Lequel des esclaves est son amant?
– Aucun, seigneur.
– Que sais-tu sur son compte?
Teirésias parla d’une voix mal assurée:
– Eunice ne quitte jamais la nuit le cubiculum, où elle dort avec la vieille Acrisione et avec Ifis. Après ton bain, seigneur, elle ne stationne jamais dans les thermes… Ses compagnes se moquent d’elle et lui ont donné le surnom de Diane.
– Assez, – dit Pétrone. – Mon parent Vinicius, à qui j’avais fait présent d’Eunice ce matin, ne l’a point acceptée; elle restera à la maison. Tu peux t’en aller.
– Me permets-tu encore quelques mots au sujet d’Eunice, seigneur?
– Je t’ai ordonné de dire ce que tu sais.
– Toute la familia, seigneur, parle de la fuite de cette jeune fille qui devait aller habiter chez le noble Vinicius. Après ton départ, Eunice est venue chez moi et m’a dit connaître un homme qui saurait la retrouver.
– Ah! – fit Pétrone. – Et qui est cet homme?
– Je ne le connais point, seigneur; mais j’ai cru bien faire de t’en parler.
– Bien. Demain, cet homme attendra ici le tribun, que tu iras prier de ma part de venir dans la matinée.
L’atriensis s’inclina et sortit. Pétrone, involontairement, se mit à songer à Eunice. Le désir de la jeune esclave que Lygie fût retrouvée lui parut tout naturel: Elle ne se souciait pas de la remplacer dans la maison du tribun. Il songea ensuite que l’homme en question pouvait être son amant, pensée qui lui fut désagréable. Le meilleur moyen de connaître la vérité était de faire appeler Eunice. Mais il se faisait tard: Pétrone avait fait une trop longue visite chez Chrysothémis et le sommeil le gagnait. En passant au cubiculum, il se ressouvint, on ne sait pourquoi, que durant cette visite il avait découvert sur le masque illustre de Chrysothémis la fâcheuse patte d’oie. Il songea aussi que la beauté de celle-ci était inférieure à sa renommée dans Rome, et que Fonteius Capiton, en lui offrant trois jeunes garçons de Clazomène en échange d’Eunice, n’eût point fait un marché de dupe.
Le lendemain, Pétrone achevait à peine de s’habiller dans l’unctorium, quand arriva Vinicius, convoqué par Teirésias. Le jeune tribun savait déjà que rien de nouveau n’avait été signalé aux portes; loin de s’en réjouir comme d’une certitude que Lygie était encore à Rome, cela l’inquiétait davantage. En effet, il pouvait supposer qu’Ursus avait fait sortir Lygie de la ville immédiatement après l’avoir enlevée et avant que les esclaves de Pétrone n’eussent été placés en surveillance aux portes. Il est vrai qu’en automne, lorsque les jours commençaient à raccourcir, on fermait ces portes d’assez bonne heure. Mais on les rouvrait pour les partants, qui étaient parfois assez nombreux. On pouvait aussi franchir les murs par d’autres voies bien connues surtout des esclaves qui voulaient s’enfuir de la ville.
Vinicius avait dépêché ses gens sur toutes les routes qui menaient en province et dans tous les postes de vigiles, avec l’ordre de donner aux chefs de ces gardes le signalement d’Ursus et de Lygie, esclaves fugitifs, et de promettre une récompense si on les arrêtait. Mais il était peu probable que cette poursuite les rejoignît; car, à supposer que cela eût lieu, les autorités locales se refuseraient sans doute à les arrêter sur un ordre privé de Vinicius, non contresigné par le préteur. Or, le temps avait manqué pour obtenir ce contreseing. Pendant toute la journée de la veille, vêtu en esclave, Vinicius avait cherché Lygie dans tous les coins de la ville et n’était parvenu à découvrir aucune trace, ni le moindre indice. Il avait bien rencontré les esclaves d’Aulus; mais ils semblaient, eux aussi, chercher quelque chose, nouvelle preuve que les Aulus ignoraient ce qu’était devenue la jeune fille.
Dès qu’il avait été avisé par Teirésias qu’un homme se faisait fort de la retrouver, Vinicius était accouru chez Pétrone où, prenant à peine le temps de le saluer, il s’était mis à le questionner.
– Nous allons le voir dans un instant, – lui dit Pétrone. – C’est un ami d’Eunice; elle va venir plier ma toge et nous donnera sur cet homme de plus amples renseignements.
– C’est cette esclave que tu as voulu me donner hier?
– Et que tu as refusée, ce dont je te remercie d’ailleurs, car c’est la meilleure vestiplice qui soit à Rome.
Il avait à peine fini de parler que la vestiplice entra, prit une toge posée sur un fauteuil incrusté d’ivoire et la déplia pour la mettre aux épaules de Pétrone. Son doux visage était radieux et la joie brillait dans ses yeux.
Pétrone la regarda et elle lui parut fort belle. La toge mise en place, Eunice la drapa; tandis qu’elle se baissait pour en arranger les plis, il put constater que ses bras étaient d’une merveilleuse carnation rose pâle, que sa gorge et ses épaules avaient un reflet transparent de nacre et d’albâtre.
– Eunice, – dit-il, – l’homme dont tu as parlé hier à Teirésias est-il là?
– Oui, seigneur.
– Comment le nomme-t-on?
– Chilon Chilonidès, seigneur.
– Qu’est-il?
– C’est un médecin, un sage et un diseur de bonne aventure, qui sait lire dans la destinée des hommes et prédire.
– Et il t’a dit l’avenir, à toi aussi?
Eunice rougit jusqu’à ses oreilles et son cou.
– Oui, seigneur.
– Et que t’a-t-il prédit?
– Qu’une souffrance et un bonheur m’attendaient.
– La souffrance t’est venue par la main de Teirésias; la prédiction du bonheur doit également se réaliser.
– Elle s’est déjà réalisée, seigneur.
– Comment?
Elle murmura:
– Je suis restée.
Pétrone posa sa main sur la blonde tête d’Eunice.
– Tu as bien disposé les plis aujourd’hui, et je suis content de toi, Eunice.
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