Quelque chose vient de se passer, mais quoi ?
— Camp de Mailly, lit le général. La Marne… Mouais…
Il est penché sur ses papiers, Albert ne voit que ses cheveux blancs, clairsemés, qui laissent deviner le rose de son crâne.
— Blessé dans la Somme…, mouais… Ah, l’Aisne aussi ! Brancardier, mouais, ah…
Il remue la tête comme un perroquet mouillé.
La goutte au nez d’Albert se décide enfin à tomber, s’écrase au sol et déclenche une révélation dans son esprit : c’est du flan.
Le général est en train de le lui faire à l’estomac.
Les neurones d’Albert arpentent le terrain, l’histoire, l’actualité, la situation. Quand le général lève les yeux vers lui, il sait, il a compris, la réponse de l’autorité n’est pas une surprise :
— Je vais prendre en compte vos états de service, Maillard.
Albert renifle. Pradelle encaisse. Il a tenté le coup auprès du général, on ne sait jamais. Si ça passait, il se débarrassait d’Albert, témoin gênant. Mais mauvaise pioche, en ce moment on ne fusille pas. Il est beau joueur, Pradelle. Il baisse la tête et ronge son frein.
— En 17, mon vieux, vous étiez bon ! reprend le général. Mais là…
Il lève les épaules d’un air affligé. On sent que, dans son esprit, tout fout le camp. Pour un militaire, une guerre qui se termine, c’est pire que tout. Il a dû chercher, se creuser la tête, le général Morieux, mais il lui a fallu se rendre à l’évidence, malgré ce magnifique cas de désertion, à quelques jours de l’armistice, impossible de justifier un peloton d’exécution. Plus d’actualité. Personne n’admettrait. Contreproductif, même.
La vie d’Albert tient à peu de chose : il ne sera pas fusillé parce que, ce mois-ci, ce n’est pas à la mode.
— Merci, mon général, articule-t-il.
Morieux accueille ces mots avec fatalisme. Remercier un général, en d’autres temps, c’est presque l’insulter, mais là…
L’affaire est réglée. Morieux balaye l’air d’une main lasse, déprimée, quelle défaite ! Vous pouvez disposer.
Qu’est-ce qui lui prend alors, à Albert ? Allez savoir. Il vient de passer à deux doigts du peloton, on dirait que ça ne lui suffit pas.
— J’ai une requête à formuler, mon général, dit-il.
— Ah bon, quoi, quoi ?
Curieusement, ça lui plaît, au général, le coup de la requête. On le sollicite, c’est qu’il sert encore à quelque chose. Il lève un sourcil interrogatif et encourageant. Il attend. À côté d’Albert, on dirait que Pradelle se tend et se durcit. Comme s’il avait changé d’alliage.
— Je voudrais solliciter une enquête, mon général, reprend Albert.
— Ah, par exemple, une enquête ! Et sur quoi, bordel ?
Parce que, autant il aime les requêtes, le général, autant il déteste les enquêtes. C’est un militaire.
— Concernant deux soldats, mon général.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ces soldats ?
— Ils sont morts, mon général. Et il serait bon de savoir comment.
Morieux fronce les sourcils. Il n’aime pas les morts suspectes. À la guerre, on veut des morts franches, héroïques et définitives, c’est pour cette raison que les blessés, on les supporte, mais qu’au fond, on ne les aime pas.
— Attendez, attendez…, chevrote Morieux. D’abord, c’est qui, ces gars-là ?
— Les soldats Gaston Grisonnier et Louis Thérieux, mon général. On voudrait savoir comment ils sont morts.
Le « on » est sacrément culotté, ça lui est venu naturellement. Finalement, il a des ressources.
Morieux interroge Pradelle du regard.
— Ce sont les deux disparus de la cote 113, mon général, répond le lieutenant.
Albert est sidéré.
Il les a vus sur le champ de bataille, morts, certes, mais entiers, il a même poussé le vieux, il revoit très bien l’impact des deux balles.
— C’est pas possible…
— Bon Dieu, puisqu’on vous dit qu’ils sont portés disparus ! Hein, Pradelle ?
— Disparus, mon général. Absolument.
— Et puis, éructe le vieux, vous n’allez pas nous faire chier avec les disparus, hein !
Ce n’est pas une question, c’est un ordre. Il est furieux.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? bougonne-t-il pour lui-même.
Mais il a besoin d’un peu de soutien.
— Hein, Pradelle ? demande-t-il brusquement.
Il le prend à témoin.
— Absolument, mon général. On ne va pas nous emmerder avec les disparus.
— Ah ! fait le général en regardant Albert.
Pradelle aussi le regarde. Est-ce que ce n’est pas l’ombre d’un sourire qu’on discerne chez cet enfoiré ?
Albert renonce. Tout ce qu’il désire maintenant, c’est la fin de la guerre et rentrer vite à Paris. Entier, si possible. Cette pensée le ramène à Édouard. Le temps de saluer la baderne (il ne claque même pas les talons, c’est tout juste s’il ne met pas un index négligent à sa tempe comme un ouvrier qui vient d’achever sa besogne et rentre chez lui), d’éviter le regard du lieutenant, il court déjà dans les couloirs, saisi d’une intuition comme seuls peuvent en avoir des parents. Il est tout essoufflé quand il ouvre la porte à la volée.
Édouard n’a pas changé de position, mais il se réveille dès qu’il entend Albert s’approcher. Du bout des doigts, il désigne la fenêtre, à côté du lit. C’est vrai que ça pue de manière vertigineuse, dans cette chambre. Albert entrebâille la fenêtre. Édouard le suit des yeux. Le jeune blessé insiste, « plus grand », il fait signe des doigts, « non, moins », « un peu plus », Albert s’exécute, écarte davantage le vantail et, quand il comprend, c’est trop tard. À force de chercher sa langue, de s’écouter proférer des borborygmes, Édouard a voulu savoir ; il se voit maintenant dans la vitre.
L’éclat d’obus lui a emporté toute la mâchoire inférieure ; en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide…
Édouard Péricourt a vingt-quatre ans.
Il s’évanouit.
Le lendemain, vers quatre heures du matin, alors qu’Albert venait de le détacher pour changer son alèse, Édouard voulut se jeter par la fenêtre. Mais, en descendant de son lit, il perdit l’équilibre à cause de sa jambe droite qui ne le portait plus et il s’écroula par terre. Grâce à un immense effort de volonté, il parvint à se relever, on aurait dit un fantôme. Il claudiqua lourdement jusqu’à la fenêtre, les yeux exorbités, il tendait les mains, hurlait de chagrin et de douleur, Albert le serra dans ses bras en sanglotant lui aussi, en lui caressant la nuque. Vis-à-vis d’Édouard, Albert se sentait des tendresses de mère. Il passait l’essentiel de son temps à lui faire la conversation pour meubler l’attente.
— Le général Morieux, lui racontait-il, c’est un genre de gros con, tu vois ? Un général, quoi. Il était prêt à m’envoyer devant le conseil de guerre ! Et le Pradelle, cet enfoiré…
Albert parlait, parlait, mais le regard d’Édouard était si éteint qu’il était impossible de savoir s’il comprenait ce qu’on lui disait. La diminution des doses de morphine le laissait réveillé de longs moments, privant Albert des occasions d’aller prendre des nouvelles de ce foutu transport qui n’arrivait pas. Lorsque Édouard commençait à geindre, il ne s’arrêtait plus ; sa voix montait en puissance jusqu’à ce qu’une infirmière vienne pour une autre injection.
En début d’après-midi le jour suivant, alors qu’il arrivait à nouveau bredouille — impossible de savoir si ce transfert était ou non planifié —, Édouard hurlait à la mort, il souffrait terriblement, sa gorge ouverte était rouge vif et, à certains endroits, on distinguait l’apparition de pus stagnant, l’odeur était de plus en plus irrespirable.
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