— As-tu pensé à te mouiller la nuque ?
Robin pouffe derrière moi : « François… » Nous entrons à La Mule en gueulant un mot d’ordre : « Hypocras ! » Une fille avenante à gros tétins nous sert à chacun un plein bol puis deux, puis trois, de ce vin chaud à la cannelle, gingembre, noix de muscade et de garingal, qui provoque une béatitude érotique. Réconfortés et un peu étalés sur la table, je demande à Dogis :
— Est-ce que les bouillis bandent comme les pendus ? Pas quand l’eau est glacée bien sûr mais après ?…
— Ah, j’en sais rien, rote le frère du condamné. Faut qu’on aille lui demander !
Il se lève, renverse la bancelle, chancelle, ses yeux brillent… et nous allons, titubant à l’autre bout du marché, cogner, de l’articulation de l’index, contre le chaudron en cuivre :
— Oh, oh ! Y’a quelqu’un là-dedans ?
— Christophe, est-ce que tu bandes ? demande Robin.
Le charcutier qui mijote dans l’eau frémissante nous regarde en grimaçant. Visiblement, le feu sous la cuve commence à lui chauffer les jambes qu’il remue souvent pour les remonter vers sa poitrine.
— As-tu pied ?
— Mais non, regarde comme il secoue les pattes. Il nage… Mais avec la vapeur, on ne voit pas s’il bande.
Manche de pourpoint remontée jusqu’à l’épaule, nous plongeons tous les deux un bras dans l’eau pour vérifier. Dogis s’extasie : « Ah moi, dans une eau comme ça, je banderais. »
— Ah oui, elle est bonne.
Le lieutenant criminel, sous son chapel en cuir bouilli renforcé de ferrure, nous engueule :
— Ce n’est pas bientôt fini, vous deux ? Encore un mot et on vous jette aussi dans la cuve.
— Oh, là, là, si on ne peut plus rigoler ni s’instruire ! fait-on en s’éloignant et se retenant l’un à l’autre vers l’auberge de La Mule où nous entrons en gueulant : « Hypocras ! »
Trois bols plus tard (chacun), nous revenons écroulés de rire en lançant des oignons dans le chaudron :
— Tiens, te voilà des copains ! Maintenant l’eau commence à bouillir. De grosses bulles éclatent en surface et le charcutier anthropophage boit souvent la tasse (d’eau bouillante). La langue gonflée de cloques, il hurle quand même à son confesseur, aux sergents, au lieutenant criminel, à la justice civile et ecclésiastique de son pays :
— Mais ce n’est pas moi qui les ai tuées ! C’est vous ! C’est vous qui devriez être dans le chaudron ! Qu’elles aient ensuite pourri sous terre ou qu’elles aient été dégustées, qu’est-ce que ça pouvait vous foutre ?!
Robin est épaté par cette déclaration :
— Il parle bien, mon frère, non ?
— Il ne parlera plus longtemps. Allez, Christophe, sois sage.
— Ne t’éloigne pas du bord, lui conseille son jeune frère. On revient !… Parce que si toi, tu es bien au chaud là-dedans, nous, dehors, on se les pèle.
Lorsque nous revenons — après ô combien d’hypocras bus ? — c’est trop tard. Même le marché a remballé ses pourceaux. La dépouille du charcutier refroidit dans l’eau du chaudron sous lequel le bourreau a éteint le feu.
Robin et moi, côte à côte, les doigts au bord du cuivre de la cuve, regardons Christophe devenu méconnaissable. La chair s’est retirée des os et surnage entre deux eaux. Sa chevelure rousse a bouclé pendant la cuisson. Elle flotte en surface comme une vieille serpillière orange parmi les oignons et des yeux devenus totalement blancs.
Le bourreau, une grosse écumoire à la main, récupère les restes du défunt charcutier pour les mettre dans un sac en cuir cousu qu’il pend à la corde d’un gibet. Le jus de cuisson goutte à travers les coutures. Sitôt l’exécuteur en allé, Robin charge, sur son dos, ce sac contenant la chair du frère.
— Qu’est-ce que tu vas en faire, Dogis ?
— Du pâté !
Nous tombons dans les bras, l’un de l’autre, et on rit ! Le sac se renverse et laisse échapper des morceaux de viande de Christophe que des chiens jaunes et faméliques, aux yeux fous, nous volent aussitôt. La queue entre les jambes, ils filent, emportant dans leur gueule des restes du charcutier. Robin veut rappeler les chiens mais il se trompe et s’adresse à ce qu’ils ont entre leurs crocs : « Christophe, reviens ici ! » Alors on rit. « C’est l’émotion ! » s’excuse le jeune frère. Alors on rit !
De retour à la maison de La Porte Rouge , chez mon tuteur, je file dans ma petite chambre aux deux fenêtres tissées de toiles d’araignée parce que je n’y fais jamais le ménage. Une écritoire, une chandelle, un coffre près d’un lit où je tombe, visage dans l’oreiller. Et encore tout secoué de spasmes nerveux…
— Mais qu’il a changé en huit ans ! Mon Dieu, je n’en reviens pas, Trassecaille. Lui qui arriva ici, petit enfant poli et réservé… À bientôt quatorze ans, je ne le reconnais plus. Je ne sais pas si c’est de ma faute ou si c’est l’âge mais…
— Mais oui, c’est l’âge ! rassure le bedeau, de sa voix ensoleillée. Le printemps fait éclater les bourgeons. Plante et enfant, c’est pareil.
— Plante et enfant, c’est pareil… Ah quel tuteur je suis, incapable de le faire pousser droit, se lamente le chanoine en tournant autour de sa table de noyer. C’est un écolier médiocre et indiscipliné qui n’aura pas son baccalauréat avant dix-huit ans au mieux. Si sa mère, là-haut, me voit, que doit-elle penser de moi ?
Gilles Trassecaille, à l’émouvant physique de gargouille accoudé à la table, entrouvre ses lèvres trop épaisses : « Il aime lire et écrire, connaît son rudiment de grammaire latine. C’est déjà ça. Bon, évidemment, la géométrie, l’astronomie… »
Moi, je suis en haut de l’escalier où je viens de refermer doucement la porte de ma chambre. Je boutonne ma longue robe grise et me coiffe du béret des écoliers en velours noir orné d’un ruban aux couleurs du collège de Navarre. Je descends à pas de loup vers le dos du bedeau tandis que le chanoine reprend en contemplant ses sandales :
— Ne nous voilons pas la face, Trassecaille, je n’ai aucun sens de l’éducation ! Je manque d’autorité et, quand j’en ai, c’est au mauvais moment. Je fais tout à contretemps. On dirait lui qui chante à l’église…
— C’est parce qu’il mue.
— Cette voix qu’il a pendant les Te Deum ! À chaque messe, on dirait qu’il enterre sa…
— Wouah !
Je viens de bondir dans le dos du bedeau qui sursaute de terreur sur le banc :
— Ah, monsieur François, vous m’avez encore fait peur alors que je suis fragile, je vous l’ai dit cent fois ! Un jour ou l’autre, vous me ferez claquer le cœur.
Je fais semblant de vouloir lui coller une petite bigne derrière la tête. Craintif, il a un grand mouvement d’épaule en guise de protection.
— Tu as dû en recevoir des bastonnades pendant ton enfance à Toulouse, hein Gilles, pour maintenant te protéger autant ?…
— Ah, c’est sûr que j’ai été moins aimé que vous ! Mon père, lui…
— Pourquoi ne l’as-tu pas tué à coups de pierres, Gilles ? Il faut parfois savoir s’illustrer par un beau parricide.
Mon tuteur soupire : « Mais comment je l’ai élevé ?… » puis me dit : « Te voilà enfin, toi ! On frappe dix fois à ta porte et c’est seulement maintenant que tu te lèves alors que la cloche du collège a déjà sonné. Es-tu devenu comme loir qui reste trois mois sans s’éveiller ? Et puis où étais-tu ces deux derniers jours alors que je me faisais un sang d’encre ?… » continue-t-il en venant m’embrasser. « Mais comment as-tu fermé ta robe ? Regardez-moi ça, Trassecaille : dimanche boutonné avec lundi… Et le ruban de sa faluche ! Tout coincé dedans plutôt que bien pendu sur le côté. » Il rectifie ma tenue et me dévisage : « Tu es pâle. Tes yeux sont rouges comme si tu avais pleuré… » Il panique : « N’as-tu pas, ces deux derniers jours, appris quelque chagrin que tu me caches ? »
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