— Maître Polonus, pourquoi cette parole ? Vos lèvres plaisantent-elles ?
Il pose son couteau, sa terrine, puis en mâchant — cannibale — il vient vers moi : « Depuis quelques semaines, je remarque chez vous un écartement des jambes de plus en plus notoire dans votre tenue à l’étude à la façon d’un… Vous écartez beaucoup vos jambes à l’étude », fait-il en me tournant autour. Puis il met une main sur ma nuque qu’il malaxe et ses yeux deviennent clairs et il veut me faire dire des choses sur cet écartement des jambes à propos duquel je ne saurais que répondre. Il retourne à sa haute écritoire.
Sur son front brille, comme un éclair furtif, son dernier cheveu. Ses yeux émergent de sa graisse. Il me regarde en suçant lentement l’extrémité de son index, tourne quelques feuilles d’un livre manuscrit dont il entame la lecture commentée en levant souvent les yeux vers moi :
— Isidore et Sénèque…
Mais je ne l’écoute plus. Je songe à d’autres vers, je ressens des rimes inconnues qui frissonnent. Et que m’importent à présent, les bruits du monde, les bruits de l’étude.
Dans le verger du cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné, le chanoine et le bedeau s’engueulent devant un jeune cerisier :
— Mais pourquoi le taillez-vous en décembre ? C’est au printemps qu’on élague les cerisiers ! s’indigne Gilles, vêtu d’une chape bleue. Et seulement tous les trois ou quatre ans ! Laissez-le pousser, cet arbre…
Mais maître Guillaume, en soutane, n’écoute rien. Alors que dix-huit coups ont déjà sonné aux cloches de la Sorbonne, de sa serpe, il tranche rageusement, depuis plus d’une heure, les extrémités des branches au pourtour de l’arbre. Le bedeau s’en offusque :
— Mais comment vous le taillez ? C’est le cœur du cerisier qu’il faut éclaircir pour que le soleil puisse y pénétrer.
— Qu’en savez-vous, Trassecaille ? Que je sache, Toulouse n’est pas la ville des cerises !
Devant tant de mauvaise foi, le bedeau à la bouille attachante lève les yeux au ciel et moi j’arrive, accompagné d’un camarade :
— Maître Guillaume, voici Guy Tabarie. Vous savez, mon ami qui habite chez sa mère aux Célestins… Nous montons dans ma chambre pour réviser l’astronomie. On s’intéresse à tout ce qui luit, accroché dans le ciel.
Le chanoine surpris examine celui qui m’accompagne. Il paraît sage, sa frimousse est coiffée d’une chevelure blonde coupée à la manière d’un gentil page. Maître Guillaume lui trouve un air catholique. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. Le ruban jaune et bleu de sa faluche porte les mêmes couleurs que le mien, ce qui rassure mon tuteur :
— Pourquoi te tiens-tu le ventre, François ? Tu as mal ?
— Non, non, ça va. Ce sont les études…
« Bon, grommelle le chanoine. Alors allez-y et prenez au passage un bocal de confiture de cerises sur la table. » Nous nous éloignons tandis que maître Guillaume demande au bedeau :
— Pensez-vous que je sois trop sévère ? Ce matin, je l’ai traité de scélérat. Regardez, ça l’a rendu malade.
Devant le jeune cerisier en partie saccagé, il ne sait plus que faire de sa serpe : « Bon, vous avez dit au cœur… », soudain s’inquiète : « Trassecaille, n’avez-vous pas entendu un cliquetis sous sa robe ? Comme un bruit d’épée courte dans un fourreau… » Il se retourne, serpe à la main : « Il ne sort pas armé, au moins ?!… »
— Attention, vous allez blesser quelqu’un ! lui fait le bedeau. Et qu’allez-vous encore imaginer ? Calmez-vous à la fin plutôt que de vous angoisser continuellement pour rien.
— Pour rien…
— Mais oui, pour rien ! Regardez ça : une heure de retard, vous détruisez un arbre.
Le doux chanoine tend les bras vers une branche cassée qu’il tente de réparer. Avec trois doigts de chaque main, il soulève le bout qui pend, auriculaires et annulaires repliés et crispés dans les paumes.
— Ça ne s’arrange pas, vos doigts, soupire le bedeau. D’abord un et puis deux…
— 3, 4, 5, 6… 17, 18, 19, plus celle-là !…
Guy Tabarie est sidéré devant la plaque de tôle jaune et bleue avec ses chaînes que je sors, de contre mon ventre, sous ma robe d’écolier. Cet élève, qui subit aussi les cours de Polonus, n’en revient pas :
— Si le doyen savait ça ! Tu as volé l’enseigne du collège de Navarre ?
— Oui ! Et l’autre soir aussi celles des facultés de la rue du Fouarre. Regarde ça : Le Cheval Rouge, Le Puits de Chartres, Le Petit Écu et L’Aigle d’Or .
Toutes les enseignes conquises à la ville sont là, dans le coffre à linge près de mon lit. Tabarie et moi, les contemplons les unes après les autres comme on feuillette les pages d’un gros livre métallique. J’aime les peintures idiotes, les dessus de porte, les décors, les toiles de saltimbanques, les enluminures, les contes de fées, les refrains niais… et les enseignes des commerçants. Je leur trouve un charme spécial, naïf et roublard.
Les enseignes des tavernes sont pittoresques et baroques, ornées de dessins cocasses : La Truie qui file, Le Chat qui pelote, Le Lapin qui saute …
Même les maisons particulières ont leur enseigne. La Porte Rouge indique la maison dont la porte est rouge.
Celles des échoppes, sans écriture, doivent être comprises par les illettrés. Elles ont des formes d’objets qui présentent aux passants le travail fait par l’artisan : La Chaise, La Cuiller, Le Plat d’Étain … Une clé pour le serrurier, un clou pour celui qui en fabrique, une queue de renard pour le fourreur…
— Et toi, Guy, tu as volé quoi ? Quel est ton butin ?
Il sort, de sous sa robe grise, une plaque martelée sur laquelle on peut lire : Le Trou Margot . Le « o » de « Trou » est un trou dans la tôle qui m’étonne :
— Où est-ce que t’as décroché ça ? Qu’est-ce qu’on peut vendre là-bas ? Des trous ?
— C’est ça.
— ?!
— Bienvenue en notre palais ! Pas eu trop de mal à trouver malgré l’enseigne qu’on nous a volée ? Ah, si j’attrape celui qui a fait ça…
En bord de Seine, dans cette maisonnette avec jardinet, l’homme qui nous accueille, Tabarie et moi, est coiffé du bonnet des faussaires, hasardeur, joueur de faux dés, pipeur ou larron… que la justice condamne à porter ce couvre-chef comme une couronne de déshonneur. Le petit homme n’a pas l’air d’en être navré.
— Je te connais toi, dit-il à Guy.
— Oui monsieur.
— Tu es déjà venu baiser ma femme, c’est ça ?
— Oui monsieur.
— Et lui, que veut-il ?
— Faire pareil.
— Margot, c’est pour toi !
Dans cette cabane au dallage sale et cassé, le bois noir d’une table poisseuse luit, à droite, sous une fenêtre et, partout, des enfants de tous les âges : des blonds, des bruns, des roux, des grands, des petits, des gros dont aucun ne semble être du même père. À même le sol ou autour de la table, ils biseautent des cartes à jouer, taillent et plombent des dés, truquent le vin dans des tonneaux en y mélangeant de la craie pour en réduire l’acidité. L’un d’eux, un morveux, tourne la tête vers moi. Il a trois ans et de pauvres yeux si rouges par la faute qu’on le laisse boire à pleines gourdes.
En face, quelques marches en planches mènent à un rideau taché qui s’étire sur un réduit bas de plafond où trône un matelas abîmé. Une femme, qui s’y prélassait, se lève et descend les marches. Elle est aussi grosse et puante qu’un tonneau contenant des harengs. Je m’en étonne auprès du mari :
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