Robin Dogis, accoudé devant moi à la table du petit appartement sombre qu’il partageait avec son frère, nous sert un verre de vin et regrette le bon temps :
— Les pâtés de chair humaine, on les cuisinait dans une cabane sur la plaine au pied de la colline de Montfaucon. Puis les gardes de la porte Barbette nous laissaient entrer dans Paris avec notre chariot chargé de terrines… On leur en donnait une quelquefois pour rire. Ils s’exclamaient : « Elles sont bonnes ! Elles sont à quoi ? » On était heureux. Moi, je ne jouais plus de tambour, ne mendiais plus dans une mômerie sur l’île Notre-Dame. Je devenais l’apprenti de mon frère. Tout aurait pu continuer ainsi s’il n’y avait pas eu cette connerie !…
— Que s’est-il passé, Robin ?
Le rouquin aux cheveux en brosse s’essuie les yeux avec la manche de son pourpoint bleu :
— La fatalité, François ! Un sot, dont la jeune femme fut enterrée vive, avait tenu à ce qu’on lui laisse sa bague de mariage au doigt. Manque de pot, une semaine plus tard, il nous a acheté une terrine et a retrouvé la bague dedans.
— Oh…
Dogis nous ressert un verre et nous trinquons au destin. J’apprécie ce vin de Beaune : « On sent qu’il n’est pas blanchi à la craie comme chez Marion la Peautarde… » mais ce soir, Robin n’a goût à rien. Il renifle fraternellement : « Alors tu penses, il y a eu une enquête ! Et quand au Châtelet, ils ont interrogé Christophe… après la chaise à clous, l’élongation et l’estrapade, il n’a pas eu besoin du garrot, de l’immersion et des fers brûlant pour donner la recette de ses pâtés. » Il boit une gorgée : « C’est vrai qu’il est bon ce vin. Tu ne veux pas goûter du morillon aussi ? »
— Si.
Robin se lève. Il est trapu, soulève le couvercle d’un coffre, retire la cire du goulot d’une bouteille. Je finis mon verre de Beaune :
— Quand je pense que t’as bouffé ma mère !
— J’ai mangé un peu de ta mère, minimise Dogis. Je ne m’en suis pas bâfré trente terrines non plus ! J’ai dû en avaler quoi ? Une tranche ! C’est moi qui rectifiais l’assaisonnement. Mon frère disait : « C’est comme ça que le métier va rentrer ! » soupire Dogis en nous servant un vin rouge foncé. Tiens, goûte celui-là, tu m’en diras des nouvelles.
Je sanglote et déguste : « Ptt, ptt… C’est vrai qu’il laisse un souvenir sur la langue. » Je pleurniche : « Mais elle était jolie, elle était douce… »
— Et bonne aussi ! précise Robin. Les blondes, c’est ce qu’il y a de plus fin comme goût. Mon frère affirme qu’elles ont la chair du cou aussi tendre qu’un jeune poulet. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais mangé de poulet ! En ces temps d’austérité, on trouve plus facilement des suppliciés… Hips ! Les brunes ont le goût du gibier. Les hommes, on en prenait pas. « Ça pue la bite », disait Christophe qui est un gastronome. J’ai mal au ventre, ça me noue cette histoire…
Il prend une bougie et descend le petit escalier pour aller vider sa colique dans le jardinet derrière la maison. J’ouvre une fenêtre et, de là-haut, le regarde faire et miaule à la lune :
— Moi, qui me demandais où elle était passée ma mère !… qui avais écrit une pathétique ballade sur cette énigme : « Dites-moi où, en quel pays est… » Et en fait, elle t’est sortie du cul ! Ah ben merde alors ! je gueule dans la ville gothique.
Dogis remonte en titubant et réajustant ses chausses :
— Chut ! Fais moins de bruit, François. Un chevalier du guet va taper à l’huis. Je sais que t’as écrit une belle ballade. C’est même moi qui l’ai déclouée d’un des piliers de Montfaucon. Quand j’ai vu que c’était signé Villon, je me suis demandé : « Est-ce que François ne voudrait pas aussi écrire un rondeau pour mon frère ? » Hein, François ? Hein ? Hein ?
— Ah, dis donc, Robin, regarde : il s’est tout évaporé le morillon… Hips ! Il ne te resterait pas de l’eau-de-vie ?
À la moitié de la bouteille d’alcool de prune, tous les deux bien torchés et en larmes, front contre front de chaque côté de la petite table, on chiale : « Bouh ! Bouh-hou-hou… » Je crie mon désespoir éthylique :
— Ma mère !…
— Mon frère ! crie Dogis. Quand je pense à ce que, demain, ils vont lui faire !…
« Bouh ! Bouh-hou-hou… » se lamente-t-on ensemble.
Hier soir, n’ayant pas rejoint la maison à l’enseigne de La Porte Rouge près de Saint-Benoît à cause du couvre-feu et la crainte d’être attrapé par un des chevaliers du guet qui sillonnent la ville, j’ai passé la nuit à boire chez Robin et, ce matin, nous allons ensemble au marché aux pourceaux.
Nous y arrivons en même temps qu’une charrette, transportant Christophe Dogis, déboule de la rue des lingères. La trentaine, assez grand, mince, les cheveux raides et roux coiffés à la mode de notre époque — coupe au bol dégageant le front, nuque et tempes rasées — il est debout, en chemise blanche, chevilles ligotées et les mains liées dans le dos. Le charcutier est accompagné d’un lieutenant criminel, de sergents du Châtelet et de quelques archers. Un confesseur assis dans la charrette lui fait baiser un crucifix, lui lance régulièrement des gouttelettes d’eau bénite… froide en décembre.
Contre le mur du cimetière des Saints-Innocents, une estrade a été dressée face au marché. Les porcs grognent, enfermés dans des petits enclos aux barrières basses ou attachés à des piquets. La foule s’approche de l’estrade.
La charrette y arrive aussi. On en fait descendre l’aîné Dogis tandis qu’un ventripotent bourreau aux bras nus, habillé tout en rouge et portant un tablier, renverse des seaux d’eau glacée dans un énorme chaudron en cuivre cabossé, taché de vert-de-gris.
Deux sergents attrapent Christophe, l’un par les pieds et l’autre par les aisselles — comme le charcutier faisait avec son jeune frère lorsqu’ils rinçaient les corps de femmes dans la rivière en bas de Montfaucon — et le jettent dans le grand chaudron. Mû par un réflexe, il se redresse et se lève comme s’il voulait absolument quitter cet ustensile de cuisine. Le bourreau prend alors une fourche et assène au condamné plusieurs coups sur la tête pour le forcer à replonger dans la cuve. J’y trempe aussi les doigts :
— Brrr, elle est froide ! Quelle idée aussi d’aller se baigner en cette saison.
Le bourreau, entre une pierre plate et la base du chaudron, enflamme du petit bois et des bûches de hêtre. Je commente à voix haute ce choix en direction de Christophe :
— Le hêtre, c’est parfait. Ça va te donner un bon goût. C’est ce qu’on utilise pour fumer les harengs saurs à Boulogne.
Autour de moi, les gens rigolent de mes commentaires sauf Robin qui s’en indigne : « François, c’est mon frère… » Je me retourne vers l’assistance et explique d’un ton exagérément professoral : « L’intérêt de la bouillure est qu’elle ne procure pas une mort immédiate comme la pendaison ou la décapitation qui sont très décevantes à cet égard. Ici, pendant le supplice, on a le temps d’aller faire ses courses et les longs cris du condamné rehaussent l’événement. »
Le frère de Christophe dodeline de la tête en se disant que, quand même… Je vais le voir et lui lance : « Allez, Robin, ne fais pas la gueule, c’est l’heure de la soudure. Plutôt que de rester là à attendre et prendre froid, rejoignons une taverne où le crédit n’est pas mort ! »
Passant près du chaudron, où le bourreau ôte avec sa fourche la chemise qui flotte en surface autour du cou du condamné, je m’adresse à celui-ci comme une bonne mère laisserait ses recommandations :
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