Un éblouissement passa sur ses yeux; elle s’arrêta.
En même temps, elle entendit la voix de Maurice, qui, enveloppé par les rideaux du lit, ne pouvait la voir, et qui cependant par cette puissance d’intuition si développée chez les malades, l’avait devinée.
– Laissez-moi, laissez-moi! s’écriait Maurice avec un accent âcre et doux à la fois, et se débattant entre les mains du docteur; laissez-moi, je veux la voir avant que de mourir.
Et Maurice prononça ces derniers mots avec un accent si douloureux, qu’il produisit le même effet sur les trois femmes, qui toutes trois, par un sentiment irréfléchi et instantané, s’élancèrent en avant. Madame de Barthèle et Clotilde surgirent donc de chaque côté du chevet du lit, tandis que Fernande apparaissait au pied.
Il y eut un instant de silence étrange.
Le jour pénétrait faiblement dans la chambre; cependant Fernande put voir Maurice soulevé sur son lit, pâle comme un spectre, le regard ardent de fièvre, et fixant tour à tour, avec une expression qui tenait de la folie, son œil dilaté sur sa mère, sur Clotilde et sur Fernande.
La mère et l’épouse, que la conscience de leur position rendait hardies, soutenaient Maurice entre leurs bras, tandis que Fernande, humble et tremblante, clouée à sa place à la vue de ces deux anges gardiens qui semblaient défendre Maurice contre elle, se retenait à un fauteuil et n’osait faire un pas en avant. Maurice poussa un soupir, et, comme si, convaincu qu’il était en proie au délire, il eût renoncé à rien comprendre de ce qui se passait autour de lui, il ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l’oreiller.
Madame de Barthèle et Clotilde allaient pousser un cri de terreur, lorsqu’un geste impératif du docteur arrêta ce cri sur leurs lèvres. Elles s’arrêtèrent donc, immobiles, muettes, et debout de chaque côté du chevet. Pendant ce temps, Fernande avait jugé l’importance de la situation, la crise était arrivée; tout dépendait d’elle.
Elle fit un puissant effort sur elle-même, et, se glissant avec le pas d’une ombre jusqu’au piano entr’ouvert entre les deux fenêtres, elle s’assit; puis, laissant courir ses doigts sur les touches, elle préluda lentement à l’air Ombra adorata , qu’elle fit entendre à demi-voix avec une telle puissance de sentiment, qu’aucun des spectateurs de cette scène n’échappa à l’influence de cette mélodie, qui, pareille à une voix venant du ciel, à une consolation merveilleuse, à un écho mystérieux du passé, flotta un instant dans l’air, et vint s’abattre sur le malade. En proie à une émotion intime, Maurice alors rouvrit lentement les yeux, et, se soulevant comme en extase, sans chercher à savoir d’où venait le prodige, il écouta, comme si tous ses sens s’étaient réfugiés dans son âme, tandis que le médecin recommandait à tous l’immobilité et le mutisme. Rien ne troubla donc Fernande pendant toute la durée de l’air, et la dernière note vibra et s’éteignit au milieu d’un silence religieux. Maurice, qui avait écouté en retenant son souffle, respira comme si un poids énorme lui était enlevé de dessus la poitrine. Alors, encouragée par l’effet qu’elle venait de produire, Fernande osa se montrer.
Elle se leva du fauteuil où elle était assise, se tourna vers le lit, et s’avança du côté du malade, tandis que le médecin ouvrait un des rideaux qui interceptaient le jour. Fernande se révéla aux yeux de Maurice comme une apparition surhumaine, toute resplendissante d’une sorte d’auréole que le soleil formait autour d’elle.
– Maurice, dit la courtisane en tendant la main au malade, qui la voyait s’approcher de son lit avec l’anxiété du doute, Maurice, je viens à vous.
Mais le jeune homme, se rappelant instinctivement la présence de sa mère et de sa femme, se retourna du côté où il devinait qu’elles devaient être, et, les apercevant toujours à la même place:
– Clotilde! s’écria-t-il, grâce! Ma mère, ma mère, pardonnez!
Et une seconde fois il retomba sur son lit, sans force, les yeux fermés, et dans le plus profond accablement.
Alors Fernande sentit que le moment était venu de se placer au-dessus des considérations de délicatesse qui l’avaient retenue jusqu’à cette heure, et de recourir à l’ascendant que la passion de Maurice lui assurait. Elle s’empara donc de la main dont le malade couvrait ses yeux, et, sans paraître remarquer le frémissement que son simple toucher faisait courir par tout ce corps affaibli:
– Maurice, dit-elle avec une fermeté d’accentuation qui le fit tressaillir, et en le forçant à subir en même temps l’influence de son regard et la prépondérance de sa voix; Maurice, je veux que vous viviez, m’entendez vous? Je viens au nom de votre mère, au nom de votre femme, vous ordonner de reprendre courage, d’appeler la santé, de recouvrer la vie.
Et, comme à son agitation elle sentit qu’il allait répondre:
– Écoutez-moi, continua-t-elle en interrompant sa pensée; c’est à moi de parler, c’est à moi de me justifier. Croyez-vous que le caprice ait seul réglé ma conduite? croyez-vous que j’aie vécu calme, sans souffrance, sans regrets, sans remords, moi qui n’ai pas de mère pour pleurer dans mes bras, moi qui n’ai pas d’amis dans les bras de qui je puisse pleurer, moi qui suis déshéritée à jamais des joies de la famille, moi qui regarde, triste et stérile, les autres femmes accomplir sur la terre la sainte mission qu’elles ont reçue du ciel? Dites, Maurice, croyez-vous que j’aie été heureuse? croyez-vous que je n’aie pas horriblement souffert?
– Oh! oui, oui! s’écria Maurice. Oh! je le crois, j’ai besoin de le croire.
– Eh bien, Maurice, regardez autour de vous maintenant. Voyez trois femmes dont la vie est suspendue à votre existence, et qui vous conjurent de renaître. Songez qu’à deux d’entre elles votre vie rend le bonheur, qu’à la troisième elle épargne un remords, et dites si vous vous croyez toujours le droit de mourir.
Pendant que Fernande parlait, le malade semblait, par ses grands yeux béants, par sa bouche entr’ouverte aspirer chacun des mots qui tombaient de ses lèvres, et l’effet que cette voix produisait sur lui était immédiat et visible, chaque parole semblait, en pénétrant jusqu’au fond de son cœur, y paralyser un principe funeste. Ses nerfs, détendus comme par miracle, rendaient à ses membres roidis un peu de leur ancienne souplesse. Ses poumons oppressés se dilataient, et semblaient remplis d’un air plus pur.
Un sourire passa sur ses lèvres, doux et mélancolique encore, mais enfin le premier sourire qui y eût passé depuis bien longtemps.
Il essaya de parler; cette fois, ce fut son émotion et non sa faiblesse qui l’en empêcha.
Le docteur, enchanté de cette crise dont il avait prévu l’effet salutaire, recommanda par un signe aux différents acteurs de cette scène d’agir avec prudence.
– Mon fils, dit madame de Barthèle en se penchant vers Maurice, Clotilde et moi, nous savons tout comprendre, tout excuser.
– Maurice, ajouta Clotilde, vous entendez ce que dit votre mère, n’est-ce pas?
Fernande ne dit rien, elle poussa seulement un profond soupir.
Quant au malade, trop bouleversé pour percevoir des idées bien nettes, trop ému pour demander des explications, portant alternativement ses regards pleins de doute, de surprise et de joie, sur les trois femmes debout autour de lui, il tendit une main à sa mère, une main à Clotilde, et, tandis que toutes deux se penchaient sur lui, il échangea avec Fernande un regard où Fernande seule pouvait lire.
Le docteur, comme on le pense bien, n’était point resté spectateur indifférent de la scène qu’il avait provoquée. Il avait, au contraire, observé toutes les impressions reçues par son malade, et, voyant qu’elles autorisaient des prévisions favorables, il s’empara de la situation pour la diriger.
Читать дальше