– Le partage, dit-il, n’est bien souvent qu’un acte de justice, que la restitution d’une chose due. Deux beaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traîner lestement une femme élégante, qu’un grave pair de France qui ne peut décemment écraser personne? Une loge à l’Opéra n’est-elle pas naturellement disposée au premier rang pour faire briller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussade figure d’un homme d’État? Ce qui lui convient, à lui, c’est une petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, et encore si l’on veut bien l’y souffrir. Qu’ai-je de mieux à faire, continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfants, qu’entourer les autres d’affections et de soins? J’aime à courir les magasins; cela me distrait; on trouve que je ne manque pas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routine et dans les habitudes d’autrefois; donc, je suis dans la nécessité d’acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode. D’ailleurs, un homme de mon rang doit dépenser dans l’intérêt du commerce; c’est une question gouvernementale: cela me fait des partisans, cela me rend populaire. Puis j’ai une qualité: je paye exactement tous les mémoires qu’on m’apporte, surtout lorsqu’ils ne me sont pas personnels. Et puis croiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur de m’occuper de ma maison? Tout y est étiqueté par l’usage, si bien qu’il me faut chercher ailleurs le plaisir de tatillonner un peu.
Aux premières paroles du comte, l’orgueil de Fernande s’était soulevé; mais bientôt elle avait pris un triste plaisir à s’humilier elle-même en écoutant et en s’appliquant ce discours détourné.
– Que suis-je? se disait-elle tout bas. Une courtisane, et pas autre chose; une maîtresse qu’on prend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-je qu’on me parle ainsi? Trop heureuse encore qu’on adopte de semblables formes, qu’on recoure à de pareils ménagements; allons donc, Fernande, du courage!
Et, pendant tout ce discours du comte de Montgiroux, elle sourit d’un délicieux sourire; puis, lorsqu’il eut fini:
– En vérité, dit-elle, monsieur le comte, vous êtes un homme charmant.
Et elle lui tendit une main que le comte couvrit de baisers.
En ce moment, madame d’Aulnay rentra.
Au bout de cinq minutes, le comte eut le bon goût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais, en rentrant chez elle, Fernande trouva le valet de chambre de M. de Montgiroux, qui l’attendait un petit billet à la main.
Fernande prit le billet, traversa rapidement le salon, et entra dans la chambre à coucher grenat et orange, dans la chambre à coucher au lit de bois de rose, et non pas dans la cellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et refermée derrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là, elle ouvrit le billet et lut:
«Lorsqu’on a eu le bonheur de vous voir, lorsqu’on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sans être indiscret, peut-on se présenter à votre porte?
» Comte DE MONTGIROUX.»
Fernande prit une plume et répondit:
«Tous les matins jusqu’à midi; tous les jours jusqu’à trois heures quand il pleut; tous les soirs quand on me fait la cour; toutes les nuits quand on aime.
» Fernande»
Aspasie n’aurait pas répondu autre chose à Alcibiade ou à Socrate.
Pauvre Fernande! il fallait qu’elle eût bien souffert pour écrire un si charmant billet.
À partir du lendemain, tout changea dans la vie intérieure et extérieure de Fernande. Le bruit, le mouvement, les concerts, les spectacles ne suffisaient plus au besoin qu’elle éprouvait de s’étourdir; elle voulut de nouveau être adorée, elle se refit l’âme de cette vie frivole qu’on appelle à Paris la vie élégante; son salon redevint le rendez-vous des lions les plus renommés, une succursale du Jockey-Club . Plus de lectures, plus de travaux, plus d’études, une agitation perpétuelle, une fatigue physique destinée à donner un peu de repos à l’âme, voilà tout. La vie de courtisane, oubliée un instant, remontait du fond à la surface, et le souvenir de Maurice était refoulé dans les abîmes les plus profonds et les plus secrets de ce cœur qui, pendant tout un hiver, lui avait voué le culte du plus pur amour.
Le comte de Montgiroux, dont la présence avait amené chez Fernande tout ce changement, devenait de jour en jour plus amoureux de sa maîtresse, mais, en même temps, plus jaloux. Fernande avait calculé ce qu’elle faisait en recevant chez elle M. de Montgiroux: c’était la réserve de sa liberté tout entière qu’elle avait stipulée. Plus heureuse que ne le sont les femmes mariées, qui ne peuvent aimer un autre homme sans trahir leur mari, Fernande n’avait jamais trompé un amant; mais elle avait toujours exigé qu’une indépendance absolue lui fût accordée: il fallait se fier à sa parole ou la perdre. Elle voulait avoir la liberté d’admettre chez elle qui lui plaisait, de promener dans sa voiture qui lui paraissait agréable, de faire les honneurs de sa loge à qui bon lui semblait. Cette condition tacite qu’elle avait mise au marché qu’elle avait fait avec M. de Montgiroux, désespérait le pauvre pair de France, qui, tiraillé d’un côté par les craintes que lui inspirait toujours en pareil cas sa vieille liaison avec madame de Barthèle, retenu de l’autre par une pudeur sociale, ne pouvait suivre Fernande dans tous ses plaisirs, et, se rendant justice en comparant les vingt-deux ans de celle-ci, à ses soixante années, à lui, était sans cesse poursuivi de l’idée qu’elle le trompait. Sa vie se passait donc en appréhensions continuelles, en craintes toujours renaissantes; la tranquillité morale, qui fait ce calme si nécessaire à la vieillesse, était détruite. À chaque heure du jour, il arrivait chez Fernande, et, chaque fois, il la trouvait souriante; car Fernande était reconnaissante des attentions que M. de Montgiroux avait pour elle, et elle, qui était si jalouse, elle avait pitié de sa jalousie. Il en résultait que, tant que la comte était là, tenant la main de Fernande dans la sienne, il était confiant, il était heureux; mais, dès qu’il l’avait quittée, l’idée de Fernande au milieu de ces beaux jeunes gens, pour lesquels elle devait avoir toutes les sympathies d’un même âge, lui revenaient à l’esprit, et ses craintes, apaisées un instant, revenaient plus vives et plus poignantes au fond de son cœur. Et cependant si, doué de la faculté de lire jusqu’au fond de l’âme, quelqu’un eût pu comparer la situation du comte à l’état de la femme qui la causait sans le vouloir et sans le savoir, il l’eût certes enviée.
En effet, Fernande, comme nous l’avons dit, n’avait adopté cette vie de bruit et d’agitation que pour échapper à elle-même, et, tant qu’elle volait emportée par deux vigoureux chevaux, tant qu’elle se laissait aller à l’enivrement de la voix de Duprez ou de Rubini, tant qu’elle souriait du délicieux sourire de mademoiselle Mars dans l’ancienne comédie, ou qu’elle pleurait de ses larmes dans le drame moderne; tant qu’elle était adulée, fêtée, soit comme reine de son salon, soit comme l’âme d’un joyeux repas, elle arrivait encore tant bien que mal au but qu’elle s’était proposé; mais, lorsqu’elle était seule, la réalité, suspendue sur sa tête comme l’épée de Damoclès, brisait le fil qui la retenait, et la pauvre femme retombait navrée par sa douleur sous le rocher de Sisyphe, qu’elle ne pouvait repousser jusqu’à la cime de l’oubli.
Et alors c’était quelque chose d’effrayant que l’abattement de Fernande, et elle-même craignait si fort la solitude, qu’elle retenait autour d’elle même les plus ennuyeux, même les plus antipathiques de ses adorateurs, pour ne pas se sentir rouler dans les abîmes de sa pensée. Rien n’avait plus de prise sur ce marasme, ni lecture, ni musique, ni peinture; la puissance de sa volonté la soutenait-elle parfois, était-elle arrivée, quoique seule, à se distraire de l’éternelle préoccupation qui l’obsédait, sa conscience, plus forte que sa volonté, l’attendait dans le sommeil. Alors c’étaient des rêves ou délirants de bonheur ou atroces de désespoir; quand elle ne serrait pas Maurice dans ses bras, elle voyait Maurice serré aux bras d’une autre. Bientôt elle se réveillait, fiévreuse et glacée à la fois; elle sautait à bas de son lit, elle quittait cette chambre banale pour se réfugier dans cette petite cellule blanche, toute parfumée de ses plus doux souvenirs. Puis, vêtue d’un simple peignoir, les pieds nus dans ses mules brodées, elle s’agenouillait devant ce lit, que jamais une pensée vénale n’avait souillé. Là, parfois les larmes lui revenaient, et les nuits où elle pouvait pleurer étaient ses heureuses nuits; car alors les larmes amenaient l’épuisement, et l’épuisement une espèce de calme.
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