Alfred de Vigny - Les consultations du docteur Noir

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C'est un entretien entre le poète Stello et le docteur Noir, qui lui enseigne que le poète est condamné par la société.

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Cependant une procession nombreuse d'hommes vêtus de robes noires et portant des croix blanches sur la poitrine nous annonça quelque chose de plus grave. Ils chantaient un cantique funèbre sur le chant des Euménides poursuivantes d'Eschyle, ce chant qui faisait mourir les mères de terreur. Un silence profond suivit leur entrée dans le temple et, prenant Paul par la main, je le forçai de les suivre et de se placer avec moi derrière une de ces colonnes torses de marbre vert que Constantin l'Apostat a multipliées à Nicomédie, lorsqu'il fit planter une croix sur l'ancien temple de Cérès-Dêo. Paul mit quelques grenades dans sa poitrine en expiation secrète à Cora et Dêo, les deux déesses dont il croyait offenser le nom mystique, et, le front enveloppé dans son manteau, il observa ainsi que moi ce qui se passait.

Le Prêtre ayant quitté l'autel de la Mort, car à Nicomédie comme dans toutes les villes chrétiennes il a la forme d'un tombeau, vint s'asseoir avec les autres religieux et se tourna ainsi que tous les assistants vers une tribune placée au pied d'une colonne, et qui avait au-dessous d'elle une autre tribune plus petite. Dans la plus élevée monta un vieillard chauve, dans la plus basse vinrent deux adolescents. L'aîné était Gallus, le second Julien. Gallus était dès lors ce qu'il a toujours été. Sa taille était élevée et mal prise comme s'il eût trop vite grandi, son teint pâle et blafard comme celui de Constance Chlore son grand-père, ses regards éteints, sa voix étouffée. Il lut rapidement et en balbutiant une homélie que je crus reconnaître pour l'oeuvre d'Athanase à l'emphase du discours, et il se hâta de s'asseoir derrière son frère sans que personne eût pu entendre autre chose, de son oraison, que quelques phrases brisées par ses bégaiements. Julien s'avança. Il avait été ordonné Lecteur de l'Eglise en même temps que son frère. Mais, plus ardent dans sa piété, il s'était fait tonsurer, et il était moine. Revêtu de la robe noire, la tête rasée, les yeux baissés, les bras croisés sur la poitrine, il se jeta à genoux sur le bord de la chaire et demeura longtemps enseveli dans ses méditations. Il parut pénétré d'une adoration profonde et il oublia longtemps l'assemblée qui le regardait avec curiosité. Ensuite il se releva tout d'un coup, étendit ses bras en croix et, levant ses yeux au ciel, il prononça une prière en langue latine à la Vierge Deipara."

Ici le jeune Jean sourit légèrement, et Libanius, interrompant Basile de Césarée, lui dit avec gravité:

"Ce qui te fait sourire est beau et vraiment divin, enfant! De quoi t'étonnes-tu? N'as-tu pas toute ta vie appris et enseigné que la Vénus terrestre est fille de Jupiter et de Diane, et Diane n'est-elle pas ainsi la Vierge-Mère? Vois Joseph Jechaïah, il est juif et il a écouté avec une attention plus exaltée, plus sérieuse et plus digne des choses sacrées qui nous occupent."

Jean rougit un peu, baissa les yeux et s'inclina avec vénération. Nous redoublâmes de recueillement et Basile de Césarée continua, après avoir humecté ses lèvres du vin noir de Pramnie mêlé d'eau de mer.

"Le moine adolescent, le religieux Julien prononça cette prière avec une ferveur si grande qu'il semblait prêt à s'enlever au ciel. Paul de Larisse l'écoutait avec douleur et, comme il s'appuyait sur mon bras, je le sentais trembler.»Quelle âme! quelle âme nous a enlevée Constantin l'Apostat!» me dit-il tout bas.»Tais-toi, tais-toi! répondis-je, mais écoute-le et regarde-le bien." Julien avait les joues couvertes de larmes, ses yeux bleus étaient en ce moment touchés par un rayon échappé des voûtes du temple, et sa tête seule, éclairée jusqu'aux épaules, paraissait ne plus tenir à un corps humain. Quelque chose de l'enfance, quelque chose de naïf et de pur était visible à tous, et le demi-sourire du berceau errait entre ses lèvres entrouvertes et se dents qui frémissaient comme s'il eût répondu, tout bas, à une déesse maternelle qui lui parlait, ou comme si ce Prince enfant eût reçu quelques gouttes d'un lait invisible et divin que son extase paraissait lui faire goûter. Son teint, blanc comme celui d'une femme, s'était animé tout à coup et enflammé comme le visage des jeunes filles à qui l'on arrache le voile, son front large était humide et renvoyait près de lui, sur la colonne, un peu de la clarté pure du rayon d'en haut.

"Le son de sa voix était tendre et clair à la fois comme le son de la voix des vierges, et il devint comme une sorte de chant lorsque le jeune Lecteur, prenant le livre, se mit à réciter, selon la cadence usitée parmi les Chrétiens, le livre qu'ils appellent: Livre de la Sagesse."

Je me sentis rougir et ne pus m'empêcher de m'écrier:

"Ah! certes, il ne leur appartient pas, Seigneurs. Ce livre est notre ouvrage, et nous autres Juifs d'Alexandrie, l'avons vu sortir de l'école de nos Thérapeutes. Ils l'écrivirent en grec, jamais Salomon n'en fut l'auteur, et l'original hébreu ne s'est jamais vu. Cette sagesse est celle de nos Esséniens. Ne savez-vous pas que la Synagogue est divisée par dogmes philosophiques? les Saducéens sont Epicuriens, les Pharisiens, Stoïciens, et les Esséniens, Pythagoriciens. Les purs Esséniens sont de chastes cénobites. Tous leurs biens sont en commun. Ils n'ont point de serviteurs et se servent l'un l'autre. Ils passent leur vie dans le travail des mains, le silence, la prière et l'étude de l'Ecriture sainte. Ils regardent comme une imperfection d'aimer les femmes et de se marier; ce sont eux que les apôtres se sont efforcés d'imiter, et Jésus de Nazareth était nourri de leur doctrine."

Basile de Césarée continua:

"Paul en l'écoutant eut, comme moi, un vif sentiment de joie, car nous y retrouvions les préceptes du divin Platon. Mais à cette lecture en succéda une qui me remplit d'une terreur et d'un étonnement qui dure encore, lorsque Julien, écartant le livre, en prit un autre et, se tenant debout ainsi que l'assemblée entière qui se leva avec lui, lut, en s'inclinant chaque fois que passait sur ses lèvres le nom de Jésus, la déclaration la plus audacieuse qui jamais ait été faite à la terre au nom du ciel:

Le verbe! le verbe divin, la raison émanée des cieux, l'esprit, la parole, le logos adoré de Socrate et de Platon, l'âme du monde, le Dieu créateur, a été fait chair en Jésus!»

"Je n'avais jamais jusqu'à ce jour entendu lire ces paroles devant les assemblées publiques, et ce témoignage hardi m'émut et me fit frémir jusque dans les os. Paul me serrait la main. Je le regardai: il avait les yeux en larmes, il fut obligé de serrer dans ses bras la colonne du temple pour se soutenir et se cacher. Un trouble si grand le saisit, qu'il lui parut que la lumière cessait dans l'église et que Dieu offensé allait se retirer et abandonner le monde.

Je le soutins et, par quelques mots dits à voix basse, je raffermis ce jeune homme. Nous nous remîmes à observer.

Julien, le jeune Julien tenait ses bras élevés vers la voûte du temple et semblait ravi en extase. Ses joues pâlissaient et rougissaient tour à tour à chaque parole qu'il lisait; quelquefois il parlait avec une vitesse involontaire, comme dans la fièvre; sur d'autres mots, lentement, pesamment, sans raison; par moments, entre deux syllabes s'arrêtait, comme écoutant quelque chose qu'on n'entendait pas et qu'il paraissait entendre. Ses deux lèvres d'enfant, épanouies, roses et animées, restaient entrouvertes comme si elles eussent reçu un souffle divin qui le pénétrait jusques au coeur. On voyait frémir ses dents blanches éclairées par un rayon, et ses blonds cheveux et son front étaient humectés de je ne sais quelle chaleur pareille à celle des femmes enivrées par l'amour. L'adolescent paraissait heureux. Il semblait avoir une vue claire, précise et radieuse de la Divinité. Sa respiration suspendue suspendait la nôtre; son silence fit régner un silence morne et sans frémissement; une larme de félicité coulait sur sa joue, sortie du fond de ses yeux bleus et, lorsqu'elle tomba sur son livre, on l'entendit.

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