C’était donc une excellente affaire. Du Barry réfléchit que le plus pressé pour lui était de gagner les cinquante mille livres qui lui restaient à encaisser; quant au chevalier d’Assas, il lui chercherait quelque bonne querelle et le tuerait.
Ou mieux… il ne manquait pas à Paris d’honnêtes bravi qui, moyennant finances, opéraient en douceur et sans esclandre…
Ce fut en roulant ces hideuses pensées, – argent, trahison, haine, sang, tout cela se tenait et s’enchaînait en lui, – ce fut en songeant aussi à d’autres projets plus profonds que le comte du Barry commença aussitôt le siège du lieutenant de police, du garde des sceaux et du roi lui-même. Il n’eut aucune peine à triompher. En somme, toute l’accusation contre le chevalier d’Assas venait de lui. Et c’était chose si rare que d’entendre du Barry chercher à innocenter quelqu’un, qu’on pouvait l’en croire sur parole quand la chose lui arrivait.
Au jour dit, le comte apportait à M. Jacques les deux papiers demandés, et l’emmenait dans son carrosse à la Bastille. Nous avons vu comment M. Jacques avait été présenté au gouverneur, puis conduit par un porte-clefs jusqu’au cachot du chevalier d’Assas.
– Je vous apporte des nouvelles de Jeanne!
Tel fut le premier mot du visiteur.
Et l’effet que ce mot produisit sur le chevalier fut prodigieux. D’Assas qui voulait mourir l’instant d’avant, d’Assas qui s’était étendu sur sa triste couchette pour chercher un moyen de se tuer, d’Assas qui était plongé dans ce désespoir d’amour qui est à coup sûr le plus redoutable des désespoirs, d’Assas bondit, les yeux étincelants, et, de ses mains tremblantes, saisit les mains de l’étrange personnage. Il voulut l’interroger, prononcer quelques mots, et n’y parvint pas.
– Calmez-vous, mon enfant, dit M. Jacques en jetant sur le jeune homme un regard de sombre satisfaction. Les nouvelles que je vous apporte ne sont d’ailleurs pas aussi importantes que vous pouvez vous l’imaginer…
– Ah! monsieur, murmura le chevalier avec ferveur, qui que vous soyez et quoi que vous ayez à me dire, je vous bénis!… Parlez, parlez, je vous en supplie… qu’avez-vous à m’apprendre?…
M. Jacques garda un instant le silence, tandis que d’Assas l’examinait avec une angoisse grandissante.
– Vous l’aimez donc bien? demanda-t-il brusquement.
– Je l’adore! fit le chevalier avec cette charmante naïveté des vrais amoureux qui éprouvent le besoin de raconter leur passion à tout l’univers. Je l’adore, monsieur! Je donnerais ma vie pour la revoir, ne fût-ce que quelques instants…
M. Jacques poussa un soupir.
Qui sait si cet effrayant personnage qui disposait d’une puissance occulte capable d’ébranler le monde n’enviait pas à ce moment ce pauvre prisonnier!
C’est que sa puissance, à lui, était faite de ténèbres! C’est que le cachot rayonnait de la jeunesse et de l’amour de son prisonnier!
Si ce sentiment pénétra jusqu’à l’âme obscure de M. Jacques comme un rayon de soleil peut pénétrer au fond d’un souterrain noir, humide et chargé de miasmes délétères, ce rayon s’effaça aussitôt, ce sentiment disparut sans retour.
– Ainsi, reprit le visiteur, vous voudriez la revoir?
– Je vous l’ai dit: que je puisse une fois encore éblouir mon regard de cette adorable vision… et que je meurs ensuite!…
– Il ne s’agit pas de mourir! Vous êtes jeune, vous avez de longues années à vivre, l’amour et peut-être la richesse et la puissance vous attendent. Si la richesse et le pouvoir ne vous charment pas, l’amour du moins peut faire de votre vie un long délice. Je vous apporte le moyen de la revoir, non pas pour une minute ou un instant comme vous le demandez, mais de la revoir tous les jours, de l’aimer… d’en être aimé peut-être! Non pas pour mourir à ses pieds, mais pour y vivre en l’adorant… en vous enivrant de ses baisers…
D’Assas joignit les mains, et, haletant, murmura:
– Vous me rendez fou, monsieur!… ou plutôt… vous vous jouez de mon désespoir!…
– Jeune homme, fit M. Jacques avec une sorte de sévérité, je ne suis pas de ceux qui jouent avec un cœur d’homme…
– Vous savez pourtant que je suis prisonnier! Vous savez, vous devez savoir qu’on ne sort pas de la Bastille lorsque c’est le caprice du roi qui vous y jette!
M. Jacques, sans répondre, se fouilla et lui tendit un papier. Le chevalier le lut et bondit.
Ce papier, c’était un ordre de mise en liberté immédiate!…
D’Assas poussa ce rauque mugissement qui éclate dans la gorge de l’homme lorsque la joie est trop puissante pour se faire jour tout à coup. Il tendit vaguement les bras à ce sauveur inconnu qui venait d’entrer dans sa prison, lui apportant le double rayon vital de l’amour et de la liberté.
Mais alors, il pâlit soudain… il lui sembla que la figure de ce sauveur prenait subitement de formidables proportions, que, du haut de cette joie imprévue, il était précipité tout à coup dans un abîme de désespoir plus profond… que la porte entr’ouverte de son cachot se refermait à tout jamais!…
En effet, M. Jacques avait repris le papier, l’avait plié, l’avait froidement remis dans sa poche, et il avait dit:
– Maintenant, mon cher ami, asseyez-vous et causons!…
Le chevalier, alors, regarda avec attention cet homme qui lui parlait ainsi, avec une ironie menaçante qu’il démêla aisément, si voilée qu’elle fût sous une froide et glaciale politesse.
M. Jacques paraissait environ cinquante ans. Il était de taille moyenne. Son visage eût semblé insignifiant de modestie bourgeoise à quiconque ne l’eût pas étudié avec la double vue de la philosophie humaine. Son regard, d’habitude terne et presque toujours voilé, par les paupières baissées, lançait parfois des éclairs contenus. Ses mains étaient fort belles… on eût dit des mains de prélat. Lorsqu’il était seul et qu’il ne se surveillait pas, il y avait dans ses attitudes une sorte de majesté dédaigneuse, un orgueil tranquille et puissant, un dédain d’homme très supérieur au reste de l’humanité. Cet homme-là devait sans doute se jouer de la gloire des monarques, déchaîner à son gré des guerres sanglantes, et, d’un signe, faire régner la paix sur le monde.
Tout cela, d’Assas ne le comprit pas, mais il le sentit confusément.
Il comprit du moins qu’il se trouvait en présence de quelque chose d’effrayant, d’inconnu, qui pouvait être excessif de force et de pouvoir.
Et comme il était brave, il éprouva non pas l’effroi qu’on avait peut-être voulu lui inspirer, mais cette sorte de joie sourde qui s’empare de l’homme jeune, chevaleresque et hardi, lorsqu’il se trouve devant la bataille.
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-il.
– Je m’appelle M. Jacques, dit lentement le visiteur; je suis un paisible bourgeois, allié lointain de la famille Poisson… si lointain d’ailleurs que je crois cette parenté parfaitement ignorée de mes cousins. Quoi qu’il en soit, j’ai pu voir de près Jeanne qui se trouve être ma nièce; sa beauté m’a intéressé; je crois qu’elle n’est pas heureuse et je cherche le moyen d’assurer son bonheur. Voilà qui je suis, jeune homme. Ces explications vous suffisent-elles?
– Non! répondit d’Assas froidement; car elles n’expliquent rien. Et surtout, elles ne me disent pas comment vous, bourgeois modeste, avez pu obtenir du roi ce qu’un ministre obtiendrait difficilement, c’est-à-dire un ordre de mise en liberté immédiate.
– Nous sommes bien près de nous entendre, mon cher enfant. Car vous êtes doué d’une rare intelligence et l’intelligence facilite les transactions. Donc vous ne croyez pas à mon invention du bourgeois?
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