Il était environ huit heures du soir lorsque le comte du Barry fut introduit.
– Eh bien, mon cher comte, demanda aussitôt M. Jacques, ce mariage?
– C’est fait, comme vous avez pu voir. Je sors de l’hôtel d’Étioles. Je crois que nous avons là un rude adversaire.
– Et la petite?…
– Jeanne Poisson? Elle se comporte admirablement.
– Oui, c’est une vaillante, fit lentement M. Jacques. Là est le danger pour nous. Quel malheur que je ne sois pas tombé tout de suite sur une fille pareille!…
Et encore!… Non… elle aime trop le roi… elle n’eût pas fait mon affaire…
– Notre affaire, voulez-vous dire! fit railleusement le comte.
M. Jacques lui jeta le regard de dédain de l’homme supérieur. Mais il sourit aussitôt, et reprit:
– C’est ce que je voulais dire, comte… Mais, voyons, que pensez-vous de la situation présente?
– Je pense, dit du Barry en pâlissant de fureur, que ce d’Étioles est le plus redoutable des intrigants, et que s’il se met en travers de ma route, je le tuerai!…
– Tuez-le, si cela vous fait plaisir, dit froidement M. Jacques. En attendant, il faut absolument empêcher la petite Poisson… pardon: M med’Étioles, d’arriver jusqu’au roi. Vous comprenez? Absolument, il le faut!…
– Et le moyen! gronda du Barry. Le roi en est féru. Le roi l’a vue à la clairière de l’Ermitage où d’Étioles et la Poisson avaient amené la petite. Elle a produit son effet! Le roi a été se promener sous ses fenêtres comme un jouvenceau amoureux! Le roi s’est mis à son balcon du Louvre pour la voir sortir de l’église. Tout le monde à la cour dit que c’est une grande passion qui commence! Il fallait voir d’Étioles aujourd’hui! Tous nos courtisans étaient là, tâchant déjà d’attirer un regard de cette petite!… Et ce d’Étioles… si vous aviez vu le regard de triomphe qu’il m’a jeté!…
– Oui… mais elle!… Elle ne se doute de rien encore! Elle ne sait pas!… Je vous le dis; il ne faut pas que M med’Étioles et le roi se parlent une seule fois!…
– Le moyen? répéta du Barry.
– Le moyen? fit lentement M. Jacques, c’est de mettre dans le cœur de la petite d’Étioles un autre amour… une autre passion!… Supposez un jeune cavalier beau, brave, hardi, intelligent, et par-dessus tout amoureux, mais amoureux d’une de ces passions fougueuses auxquelles les femmes ne résistent pas!… Nous prenons le jeune homme, nous l’amenons chez la d’Étioles, et nous lui disons: Fais-toi aimer!…
– Très bien! fit du Barry. La difficulté ne serait donc que de trouver… Oh! dans mon entourage, je connais vingt gentilshommes capables de jouer ce rôle.
– Vous n’y êtes pas: il ne s’agit pas d’un rôle à jouer! Il s’agit de trouver un gentilhomme tel que je vous l’ai dépeint et qui, réellement, sincèrement, aime assez la petite d’Étioles pour s’en faire aimer…
– Je chercherai, dit du Barry.
– Ne cherchez pas: le jeune homme en question est tout trouvé. Et il est tel que, dans les circonstances présentes, je n’eusse jamais espéré en trouver un pareil.
– Et c’est?… fit du Barry non sans une secrète inquiétude et une sorte de jalousie contre cet inconnu qui pouvait diminuer sa propre situation déjà si précaire.
– Comment appelez-vous le jeune homme que vous avez fait arrêter ce matin? demanda brusquement M. Jacques.
Du Barry bondit.
– Celui-là!… gronda-t-il. Ah! jamais!…
– Ne dites donc pas de sottise, mon cher comte, fit doucement M. Jacques.
– C’est mon ennemi! grinça du Barry.
– Je vous ai demandé son nom.
– Chevalier d’Assas! haleta le comte dominé par l’impérieux regard de M. Jacques.
Celui-ci réfléchit un instant.
– Chevalier d’Assas? finit-il par murmurer. Oui… il me semble que je connais cela… bonne famille de province… courage, fierté, pauvreté… toute l’histoire de la famille est dans ces trois mots… Eh bien, voilà notre affaire!
– Mais je vous dis que je le hais! de toutes mes forces! de toute mon âme!
– Bah! Et pourquoi donc?…
– Il m’a blessé!
– Preuve qu’il se bat bien, puisque vous êtes la meilleure lame de Paris… mais après lui, paraît-il.
– Il m’a insulté!…
– Bah! quelque méchante querelle de cabaret: cela s’oublie.
– Oh! gronda le comte écumant. Cet homme, voyez-vous, je l’étranglerais de mes mains…
– Non! Vous lui tendrez la main, vous lui sourirez, et vous serez son ami…
– Jamais!…
– Je le veux!…
Du Barry se redressa. Un instant toute la morgue de sa race remonta à son front en une ardente bouffée…
Mais sous le regard de M. Jacques, il frissonna, pâlit… et il baissa la tête.
D’une voix haletante, il tenta une dernière défense.
– Mais il est à la Bastille!
– C’est vous qui l’avez fait arrêter, n’est-ce pas? Eh bien, faites-le sortir! Arrangez-vous comme vous voudrez; ce n’est pas mon affaire. Ici commence votre besogne. Je vous donne huit jours, pas plus. Dans huit jours vous m’apporterez deux choses: d’abord une autorisation pour moi de communiquer avec le prisonnier, sans témoins; et ensuite un ordre de mise en liberté immédiate… Dites ce que vous voudrez… Vous avez dû inventer une histoire pour le faire arrêter, inventez-en une autre pour le faire relâcher… dites que vous vous êtes trompé… enfin, faites comme vous voudrez… mais dans huit jours… est-ce entendu?
– C’est impossible!
– Impossible? répéta Jacques. Vous me dites, à moi, que c’est impossible?
– Je vous le jure!
– Sur quoi? Serait-ce sur votre honneur de gentilhomme?
Le comte du Barry eut une suprême révolte:
– Monsieur… Monsieur!
M. Jacques eut un sourire de tranquille menace.
– Ah ça! vous avez donc hérité?
– Malheureusement, non!
– Alors, vous n’avez plus besoin d’argent?
– Jamais je n’en ai eu si grand besoin, au contraire.
– Vous oubliez peut-être… notre pacte?
– Je n’oublie rien.
– Eh bien! je ne vous comprends pas. Expliquez-moi ce mystère?
– C’est bien simple. Le chevalier d’Assas a osé outrager, provoquer son roi!
– Crime de lèse-majesté. N’est-ce que cela?
– Mais vous voulez donc ma mort!
– Non, je veux votre vie… heureuse et riche. Et pour cela il faut encore m’obéir. Est-ce dit, mon cher comte?
– Oui fit du Barry dans un souffle de rage.
– Très bien. Avez-vous besoin d’argent, cher comte?… Si, si!… Je vois cela à votre air! Ah! ces jeunes gentilshommes parisiens! toujours à court!… quels paniers percés! Allons, voici pour consoler votre grande haine contre ce pauvre jeune homme qui n’en peut mais… voici un petit bon de trente mille livres en attendant mieux… c’est-à-dire vingt-cinq mille pour le permis de communiquer, et le reste pour l’ordre de mise en liberté de votre farouche ennemi… qui me fait l’effet d’un charmant garçon… Allons, allons, au revoir, mon cher comte… je vous attends dans huit jours…
En parlant ainsi, M. Jacques poussait doucement du Barry vers la porte.
Lorsque le comte se retrouva dans la rue, il crispa les deux poings, et, livide, les dents serrées, murmura:
– Pris!… Je suis pris dans un inextricable réseau! Je n’ai plus le droit ni d’aimer ni de haïr!… Je ne suis plus qu’un misérable instrument aux mains de cet homme!… Oh! mais… patience! comme il dit lui-même quelquefois!…
Cependant, peu à peu le comte se calma. En somme, M. Jacques payait quatre-vingt mille livres la mise en liberté du chevalier d’Assas. Savoir: un bon de trente mille livres que du Barry alla toucher séance tenante, et deux bons de vingt-cinq mille livres promis par le mystérieux personnage qui jusqu’ici avait rigoureusement tenu toutes les promesses de ce genre qu’il avait pu faire.
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