– Jeanne! râla d’Assas. Jeanne!… Elle!… Je ne rêve pas! L’atroce réalité est bien là sous mes yeux!… L’aventure est effroyable!… mais que vais-je devenir, moi!… Mais je l’aime! je l’aime! oh! insensé! insensé!…
Devant la foule rassemblée, il se raidit un instant, chercha à admettre «l’aventure»…
Et son regard, par un violent effort, se détourna de Jeanne, chercha l’époux!…
– Le Normant d’Étioles!
Et il le vit, si laid, si affreux avec son sourire sarcastique, ses yeux mauvais, son front têtu, sa taille déjetée; il le vit si insolent dans son triomphe, dans la splendeur de son costume semé de perles et de pierreries, – toute une fortune sur un habit! – il le vit dans une telle hideur mise en valeur par la fragile et si délicate beauté de l’épousée, qu’une colère, une révolte furieuse se déchaînèrent en lui!
Quoi! c’était là le mari de Jeanne… Quoi! cet être dont il avait eu pitié!… Quoi! cette idéale créature s’unissait à ce monstre! Ah! sans aucun doute l’immense richesse du monstre avait conquis cette fille! Une fille! oui! Une fille! Pas de cœur, pas d’âme dans cette poupée! Elle ne se donnait pas! Elle se vendait!… Et lui! lui le pauvre chevalier sans fortune! lui qui n’avait que son épée et la poésie de ses rêves à offrir!… Il avait osé espérer!… Il avait fait ce doux songe!… Ah! la chute était terrible!… Il avait cru aimer un ange: il s’était heurté à une fille!… Oh! mais il allait lui dire, lui crier à la face de tous…
Il fit rapidement trois pas en avant.
Ces trois pas le portèrent en présence des épousés.
Sa gorge se serra; ses paupières se gonflèrent comme si des larmes allaient en jaillir, mais en réalité ses yeux demeurèrent secs et hagards. Il chercha le regard de Jeanne. Il chercha la parole qui devait traduire son désespoir et sa révolte…
Et dans cette seconde à peine saisissable, il vit que le regard de Jeanne se levait… se perdait… là-bas quelque part! Jeanne ne le voyait pas! Jeanne regardait quelqu’un, au loin, derrière lui!…
D’instinct, tout d’une pièce, il se retourna.
Et il vit!…
Sur le large balcon du Louvre, entre deux colonnes, c’était une dizaine de gentilshommes de la cour… et, en avant de ces gentilshommes, quelqu’un qui se penchait, un peu pâle, et regardait Jeanne!… Et ce quelqu’un, c’était Louis XV!…
– Le roi! balbutia d’Assas éperdu de ce qu’il entrevoyait. Le roi qui, cette nuit, était sous ses fenêtres!…
Avec cette rapidité et cette sûreté de mouvement que les hommes de décision ont dans les moments de crise, il s’effaça, attacha ses yeux sur Jeanne…
L’épousée avait vu le roi!
Ses yeux demeuraient rivés sur le balcon du Louvre!
Lentement elle porta jusqu’à ses lèvres le bouquet blanc qu’elle tenait à la main.
Peut-être la pauvre enfant oubliait-elle en cette suprême minute la définitive cérémonie qui venait de s’accomplir, et où elle se trouvait, et que des centaines de regards étaient fixés sur elle!…
Tout à coup, elle regarda autour d’elle…
Alors, elle se rappela sans doute!
Ses yeux, vers le balcon, jetèrent un adieu désespéré, et, avec une plainte d’enfant qui meurt, elle chancela, se laissa tomber en arrière, évanouie.
– Malheur! malheur sur moi! râla le chevalier d’Assas. Elle aime le roi!…
Il demeura un instant ébloui par la terrible lumière qui envahissait son esprit, écrasé par la catastrophe qui s’abattait sur son amour.
Dans cet instant, au moment même où Jeanne tombait, il vit un homme faire un pas et la recevoir dans ses bras. Le visage de cet homme était bouleversé par la douleur et peut-être par la colère. Il saisit, il enleva la jeune femme, la déposa dans une voiture où l’époux, Le Normant d’Étioles, s’élança en même temps.
Cet homme qui venait de prendre Jeanne dans ses bras, cet homme dont la noble figure penchée sur l’épousée présentait tous les signes d’une inquiétude affreuse, c’était Armand de Tournehem… le père de Jeanne!…
– Oh! gronda-t-il, est-ce que je me serais trompé?… Est-ce que j’aurais fait le malheur de mon enfant?…
Et, comme le chevalier, il murmura à son tour:
– Oh! alors, malheur! malheur sur moi!…
Seul le mari souriait de son affreux et immuable sourire.
Tout cela, le chevalier d’Assas le vit dans un coup d’œil; cela dura quelques secondes à peine, puis il vit la voiture des époux s’élancer, puis les invités à leur tour disparurent, puis la foule qui s’était amassée se dissipa… puis, enfin, la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois se referma…
D’Assas était demeuré à la même place, les mains jointes.
Un profond soupir gonfla sa poitrine.
Il jeta un morne regard sur le balcon du Louvre et vit que le roi avait disparu…
Alors, il murmura:
– C’est fini!… Tout est fini pour moi!…
Il fit quelques pas en chancelant. Ses dents claquaient. Il répétait, sans savoir:
– Elle aime le roi… c’est fini… tout est fini!
Le chevalier ne vit pas deux gentilshommes qui avaient semblé faire partie du cortège nuptial, mais qui ne s’étaient pas éloignés en même temps que les voitures. À demi cachés dans l’angle de la ruelle des Prêtres, ils n’avaient pas perdu des yeux d’Assas et avaient suivi chacun de ses mouvements.
De ces deux gentilshommes l’un s’appelait Berryer et était lieutenant de police. L’autre, c’était le comte du Barry!…
Le lieutenant de police, au moment où la foule se dissipa, fit un signe.
Le chevalier d’Assas, tout à coup, se vit entouré par cinq ou six individus à mine patibulaire.
L’un d’eux ôta son chapeau, exhiba un papier et dit:
– Pardon, mon officier. Vous êtes bien monsieur le chevalier d’Assas, cornette au régiment d’Auvergne, en congé à Paris?…
– Je suis bien celui que vous dites! répondit le chevalier d’une voix morne.
Alors l’homme remit son chapeau et dit:
– Au nom du roi, je vous arrête!…
Quai des Augustins, à cent pas de l’hôtel de Tournehem, se dressait une vaste et magnifique demeure qui avait été édifiée sous Louis XIV par le marquis de Nesles, prince d’Orange. Disons-le en passant: c’est là qu’en l’année 1717 était née cette grande coquette qui s’appela la marquise de la Tournelle, duchesse de Châteauroux, laquelle, après avoir longtemps régné sur le cœur de Louis XV, devait mourir deux mois après les événements que nous racontons, – mort demeurée mystérieuse à tout jamais. Pour le moment, Marie-Anne, duchesse de Châteauroux, venait d’être chassée de la cour d’une façon presque ignominieuse. Et, en femme prudente, elle s’apprêtait à gagner l’étranger après avoir «réalisé» l’énorme fortune qu’elle avait puisée dans les coffres de Louis XV.
Car Louis XV payait royalement ses amours: le peuple était là pour combler le déficit!…
Bref, au mois de septembre de cette année 1744, la fameuse duchesse vendit l’hôtel à un singulier homme qui paya sans marchander et prétendit simplement s’appeler «monsieur Jacques».
Il est probable que ce «monsieur Jacques» n’agissait pas pour son propre compte. Car le lendemain du jour où fut signé le contrat de vente, Le Normant d’Étioles vint visiter la maison, suivi de deux ou trois architectes et d’un maître tapissier, lesquels lui parlaient chapeau bas. M. d’Étioles donna ses ordres. De pièce en pièce, d’escalier en escalier, depuis la cour jusqu’au grenier, il indiqua avec précision ce qu’il comptait faire de la superbe demeure qu’il appelait une bicoque.
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