– J’entends, madame, dit humblement Centurion, et j’obéirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement.
– Bien! opina Fausta. À quelle heure, la réunion?
– Dans deux heures, madame.
– Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l’estrade et s’assit dans un fauteuil.
Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied de l’estrade.
– Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu’au fond des yeux, les hommes qui se réunissent ici savent qu’il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils désirent faire leur chef. Malgré les recherches les plus minutieuses, ils n’ont pu parvenir à découvrir sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j’en jurerais tu le connais, toi.
– C’est vrai, madame, dit Centurion définitivement dompté.
L’œil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.
– Ce nom? fit-elle d’une voix calme.
– Don César, connu dans toute l’Andalousie sous le nom d’El Torero, répondit Centurion sans hésiter.
Sans doute Fausta était bien loin de s’attendre à ce nom. Sans doute aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement des plans soigneusement élaborés. Sans doute enfin Centurion ne comptait pas plus à ses yeux que le chien soumis qu’il avait juré d’être pour elle, car à l’énoncé de ce nom, prise d’une fureur soudaine, Fausta s’exclama:
– Tu as bien dit don César… l’amant de la Giralda!…
– Lui-même, fit Centurion étonné de son agitation.
Pâle de rage, Fausta se dressa toute droite et gronda:
– Ah! misérable! C’est maintenant que je les ai laissés aller, lui et la bohémienne, que tu me préviens?… Je devrais!…
Debout sur l’estrade, une main appuyée sur la table, l’autre tendue dans un geste de menace, prise d’un accès de colère effrayant chez cette femme toujours si maîtresse d’elle-même, Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifié qui, ne comprenant rien à cette fureur subite, se demandait si elle n’allait pas le poignarder à l’instant même ou le livrer au bourreau pour le punir d’il ne savait quelle faute.
– Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas… Vous ne m’aviez pas interrogé.
Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement. Ses traits se rassérénèrent et reprirent leur expression habituelle de calme et de force. Elle s’assit lentement et, le coude sur la table, le menton dans la paume de la main, les yeux perdus dans le vague, elle réfléchit longuement, paraissant avoir oublié la présence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta sa méditation.
Enfin elle releva la tête, et très calme:
– Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant, racontez-moi tout.
Nous sommes obligé de revenir momentanément à l’un de nos personnages dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre attention d’autant plus vivement que peut-être, par ces faits et gestes, arriverons-nous à déchiffrer le caractère plutôt énigmatique jusqu’ici de ce modeste personnage.
Voici donc le nain El Chico – car c’est de lui que nous voulons parler – promu au rang de protagoniste.
Pourquoi pas? Pourquoi un pauvre bougre de nain n’aurait-il pas droit à son chapitre? Pourquoi n’aurait-il pas droit aux honneurs réservés aux grands premiers rôles?
Celui-ci est une réduction d’homme – gracieuse, il est vrai, et nous avons entendu Fausta, qui doit s’y connaître, lui dire qu’il est beau dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a été élevé à la dure, du moins faible comme un enfant qu’il est par la taille. Il est placé tout au bas de l’échelle sociale, puisqu’il n’est qu’un pauvre diable de bout d’homme, sans père ni mère, élevé on ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d’où, gîtant on ne sait dans quel trou, vivant Dieu sait comme! de la charité publique, ne reculant pas devant certaines besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne manquant pas d’une vague dignité, d’une inconsciente fierté.
S’il en est ainsi et non autrement, ce n’est pas notre faute et nous n’y pouvons rien. Nous avons entrepris de raconter une histoire; nous le faisons avec cette impartialité qui nous a toujours guidé dans nos précédents ouvrages. Pour le reste, nous laissons au lecteur le soin de dispenser à son gré le blâme ou l’éloge; nous le laissons maître absolu de ses sympathies ou de ses antipathies.
Donc El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était, on s’en souvient peut-être, fou de joie – ou de douleur, car on n’aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentiments dominait en lui. En sorte que nous serions porté à croire qu’il y avait en lui autant de joie que de douleur.
Toujours courant il se rendit au fond du jardin, du côté du fleuve. Il paraissait d’ailleurs connaître admirablement ce jardin et, à travers le labyrinthe des allées et des bosquets, dans la nuit accrue de l’ombre opaque des arbres en quantité considérable, il se dirigeait sans hésitation, allant avec une sûreté remarquable, une souplesse de félin qui lui faisaient éviter tout bruit susceptible de trahir sa présence.
Arrivé à la ceinture de cyprès il grimpa sur un de ces arbres avec une dextérité qui dénotait une grande habitude de ce genre d’exercice et s’engagea dans le cône de verdure sombre où sa petite taille seule pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler. Sans doute il avait là quelque cachette connue de lui seul et des oiseaux habitants de ce lieu car il se débarrassa du sac d’or qu’il devait à la munificence de Fausta, après quoi il se laissa glisser à terre.
Sans se presser maintenant, l’air grave et méditatif, il longea l’enceinte de verdure et s’arrêta de nouveau devant un jeune cyprès que le hasard avait sorti de l’alignement et fait pousser tout près du mur. Cet arbre, placé là, c’était une échelle naturelle toute trouvée pour franchir l’obstacle élevé.
En effet, El Chico grimpa là jusqu’à ce qu’il fut arrivé à dominer le mur. Alors il imprima un léger balancement au tronc frêle de l’arbuste et, avec l’adresse et la souplesse d’un chat, il sauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa tomber doucement hors de la propriété.
Il s’éloigna du mur et alla s’asseoir dans l’herbe qui poussait haute et drue, à moitié roussie par l’ardent soleil d’Espagne, et dans laquelle il disparut complètement. Les coudes appuyés sur les genoux ramenés au corps, la tête dans ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile.
Peut-être pensait-il à des choses que lui seul savait. Peut-être obéissait-il à des instructions reçues dans la maison des Cyprès. Peut-être enfin, et plus simplement, s’était-il endormi.
Les vibrations lointaines d’un bronze religieux laissant tomber dans la nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de sa torpeur.
C’était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée de Centurion, s’engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maison de campagne.
El Chico se leva, s’ébroua et dit tout haut:
– Tiens! il est temps!… Allons!
Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de la propriété, ne cherchant nullement à se cacher. On eût même dit qu’il souhaitait attirer l’attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu’il pouvait.
Et tout à coup il entendit des gémissements étouffés et il vit comme deux masses informes déposées au pied du mur et qui s’agitaient éperdument en des soubresauts qui avaient on ne sait quoi de fantastique.
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