Tout en se faisant ces réflexions judicieuses quoique peu encourageantes, Cervantès ne lâchait pas d’une semelle le fils de don Carlos. Tous deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n’en étaient pas moins résolus à l’affronter jusqu’au bout.
En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda – qui lui paraissait plus que compromise – passait au second plan. Pardaillan, qu’il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s’était exposé par amitié pour lui. La pensée qui dominait en lui était donc de retrouver le chevalier, d’accourir à son secours, s’il en était temps encore. Quant à abandonner celui qui s’était généreusement exposé pour lui, il est à peine besoin de dire que cette pensée indigne ne l’effleura même pas.
Pour Cervantès, c’était plus simple encore. Il avait accompagné ses amis, il devait les suivre jusqu’au bout, dussent-ils y laisser leur peau, tous.
Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement résolus.
Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.
Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta, était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par des lampes suspendues au plafond de distance en distance.
Et toujours la solitude. Toujours le silence. C’était à se demander si cette opulente demeure était habitée.
Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la première porte qu’il rencontra.
– Giralda! cria-t-il dans un transport de joie.
Et il se rua à l’intérieur de la pièce, suivi de Cervantès et du nain.
La Giralda, nous l’avons dit, sous l’empire d’un narcotique, dormait profondément.
Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu’elle ne répondait pas à son appel.
– Giralda! balbutia-t-il angoissé, réveille-toi! Réponds-moi!
En disant ces mots, il lâchait le buste, s’agenouillait devant la jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste, n’étant plus soutenu, s’abandonna mollement sur les coussins.
– Morte! sanglota l’amoureux livide. Ils me l’ont tuée!…
– Non pas, corps du Christ! s’écria vivement Cervantès. Elle n’est qu’endormie. Voyez comme le sein se soulève régulièrement.
– C’est vrai! s’écria don César, passant du désespoir le plus affreux à la joie la plus vive. Elle vit!
À ce moment, la Giralda soupira et commença à s’agiter. Presque aussitôt elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée de voir le Torero à ses pieds et elle lui sourit.
Elle dit très doucement:
– Mon cher seigneur!
Et sa voix ressemblait au gazouillis d’un oiseau.
Il répondit:
– Mon cœur!
Et sa voix avait des inflexions d’une tendresse infinie.
Ils ne s’en dirent pas plus long et cela leur suffit.
Ils se prirent les mains et, oubliant le reste de la terre, ils se parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c’était un tableau d’une fraîcheur et d’une grâce exquises.
Avec son éclatant costume: mélange de soie, de velours, de satin, de tresses, de galons, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux mèches indisciplinées retombant en désordre sur le front, la raie cavalièrement jetée sur le côté, la tache pourpre d’une fleur de grenadier au-dessus de l’oreille, avec ses grands yeux ingénus, son teint éblouissant, son sourire gracieux découvrant l’écrin perlé de sa bouche; avec son air à la fois candide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnée, la Giralda surtout était adorable.
Il est probable qu’ils seraient restés indéfiniment à se parler le langage muet des amoureux, si Cervantès n’avait été là. Il n’était pas amoureux, lui, et après avoir, en artiste qu’il était, accordé un coup d’œil admiratif au couple ravissant qu’il avait sous les yeux, il revint vite au sentiment de la réalité qui n’avait pas cessé d’être menaçante. Sans se soucier autrement de troubler l’extase des jeunes gens, il s’écria donc, sans façon:
– Et M. de Pardaillan! Il ne faudrait pourtant pas l’oublier!
Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince se redressa aussitôt, honteux d’avoir oublié un moment l’ami sous la caresse des yeux de l’amante.
– Où est donc M. de Pardaillan? dit-il à son tour.
Cette question s’adressait à la Giralda, qui ouvrit de grands yeux étonnés.
– M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l’ai pas vu!
– Comment! s’écria le Torero troublé. Ce n’est donc pas lui qui vous a délivrée?
– Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus étonnée, je n’avais pas à être délivrée!… J’étais parfaitement libre.
Cette fois ce fut au tour de don César et de Cervantès d’être stupéfaits.
– Vous étiez libre! Mais alors, comment se fait-il que je vous ai trouvée ici, endormie?
– Je vous attendais.
– Vous saviez donc que je devais venir?
– Sans doute!
La Giralda, le Torero et Cervantès étaient plongés dans un étonnement qui allait sans cesse grandissant. Il était évident qu’ils ne comprenaient rien à la situation. Les questions du Torero paraissaient incompréhensibles à la Giralda, et les réponses de celle-ci ne faisaient qu’embrouiller les choses au lieu de les élucider. Ils étaient debout tous les trois et se regardaient mutuellement avec des yeux effarés.
Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calme inaltérable. Il paraissait, d’ailleurs, se désintéresser complètement de ce qui se passait autour de lui, et, les yeux perdus dans le vague, il pensait à des choses que lui seul savait.
Cependant Torero s’exclamait:
– Ah! par exemple! ceci est trop fort! Qui vous avait dit que je viendrais ici?
– La princesse.
– Quelle princesse?
– Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m’a pas dit son nom. Je sais qu’elle est aussi bonne que belle. Je sais qu’elle m’avait promis de vous aviser du moment où vous pourriez venir me chercher sans danger. Je sais qu’elle a tenu parole… puisque vous voilà. C’est tout ce que je sais.
– Voilà qui est étrange! murmura don César d’un air rêveur.
– Oui, plutôt! dit Cervantès. Mais il me semble, don César, que le mieux serait de vous mettre incontinent à la recherche du chevalier. Nous pourrons aussi bien interroger la Giralda en fouillant la maison.
– Pardieu! vous avez raison. Nous perdons un temps précieux. Mais emmener Giralda avec nous ne me paraît guère prudent, surtout s’il faut en découdre. La laisser seule ici ne me semble guère plus prudent. Qui sait ce qui peut advenir quand nous serons occupés à visiter la maison!
– Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, pourquoi fouiller cette maison? Il n’y a plus personne ici.
– Comment savez-vous cela, Giralda?
– C’est la princesse qui me l’a dit. N’avez-vous pas trouvé toutes les portes ouvertes? N’avez-vous pas trouvé les pièces éclairées?
– C’est vrai, corps du Christ! dit Cervantès.
– Et cette fameuse princesse, où est-elle pour l’heure? reprit doucement le Torero.
– Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée de ses gens… Du moins me l’a-t-elle assuré.
El Torero interrogea Cervantès du regard.
– Visitons toujours la maison, trancha celui-ci.
Don César considéra la jeune fille avec un reste d’incertitude.
– Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda avec assurance, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n’y a plus personne ici. La princesse l’a assuré et j’ai bien vu à son air que cette femme ne connaît pas le mensonge.
– Allons! décida brusquement El Torero.
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