– J’accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme un chien fidèle et je te serai bon maître.
Ayant dit elle retira son pied.
Centurion redressa son front courbé mais resta agenouillé.
– Debout! dit-elle, d’une voix soudain changée.
Et sur un ton de souveraine autorité:
– S’il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre maître, il est juste aussi que vous appreniez à vous redresser et à regarder les plus grands, car bientôt vous serez leur égal!
Centurion se releva, ivre de joie et d’orgueil. Il exultait, le sacripant! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant qu’il avait enfin trouvé le maître puissant de ses rêves. Il allait enfin être quelqu’un avec qui l’on compte. Il allait donc dominer à son tour. Ah! certes, il lui serait fidèle, à celle qui le tirait du néant pour faire de lui un homme redoutable et puissant.
Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête, Fausta reprit d’une voix calme, mais où perçait cependant une sourde menace:
– Oui, il faudra m’être fidèle, c’est ton intérêt… D’ailleurs, n’oublie pas que j’en sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tête rien qu’en levant un doigt.
Et comme il pâlissait sous la menace, qu’il savait on ne peut plus sérieuse, elle ajouta:
– On ne me trahit pas, moi, maître Centurion, ne perdez jamais ceci de vue.
Centurion la regarda en face, et d’une voix basse, ardente:
– Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de ma fidélité, puisque j’ai trahi pour vous. Je vous jure cependant que je suis sincère en vous disant que je vous appartiens corps et âme et que vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendrez. À défaut de cette sincérité, vous l’avez dit vous-même, mon intérêt vous répond de moi. Je sais trop en effet que nul au monde ne fera pour moi ce que vous avez résolu de faire… je trahirais Dieu lui-même, madame, avant que de trahir la princesse Fausta, parce que la trahir serait me trahir moi-même, et je ne suis pas mon propre ennemi à ce point.
– Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que je comprends. Passons maintenant à nos affaires. Voici le bon de vingt mille livres promis pour la capture du sire de Pardaillan. Voici de plus un bon de dix mille livres pour récompenser les braves qui vous ont aidé.
Centurion, frémissant, saisit les deux bons et les fit disparaître vivement en songeant à part lui:
«Dix mille livres pour ces drôles!… Halte-là, madame Fausta, ceci c’est du gaspillage… Avec mille livres, ils seront contents comme des rois, et je réaliserai, moi, un honnête bénéfice de neuf mille livres.»
Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encore bien Fausta. Elle se chargea incontinent de lui prouver que s’il avait cherché en elle un maître, ce maître enfin trouvé avait une poigne robuste, et qu’il lui faudrait marcher droit avec lui s’il ne voulait pas se faire casser à gages.
En effet, Fausta, comme si elle avait lu à livre ouvert dans sa pensée, lui dit, sans manifester ni colère ni mécontentement:
– Il faudra perdre ces habitudes de prévarication. La part que je vous fais est assez belle pour que vous laissiez à chacun, sans regrets ni envie, ce que je lui alloue. La princesse Fausta n’admet à son service que des gens sur la probité desquels elle puisse absolument compter. Si vous tenez à rester à mon service, il faudra devenir scrupuleusement honnête. Si ces raisons ne vous ont pas suffisamment convaincu, dites-vous qu’un maître tel que moi a l’œil à tout et partout. Sachez qu’une heure après que vous aurez fait votre distribution, je saurai exactement quelle somme vous aurez remise à chacun, et si vous avez soustrait seulement un denier, je vous briserai impitoyablement.
Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien étonné lui-même, et se courbant:
– Vous êtes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyée, puisqu’il vous a donné le pouvoir de lire dans les consciences. Désormais, madame, je vous le jure, je n’aurai plus de telles idées.
– Bien vous ferez, dit froidement Fausta, qui reprit:
– Faites entrer cet enfant, ce nain.
Centurion sortit et revint presque aussitôt, accompagné d’El Chico.
Nous ne saurions dire si le petit homme fut ébloui par les richesses entassées dans la pièce, ni s’il fut impressionné par la beauté et la majesté de la grande dame devant qui on venait de l’introduire. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il se montra indifférent, en apparence. Il se campa devant Fausta, dans cette attitude fière, qui ne manquait pas d’une certaine grâce sauvage et qui lui était particulière, et respectueux sans humilité, il attendit, dressé sur ses ergots, ne perdant pas une ligne de sa petite taille.
Fausta le fouilla un instant de son œil d’aigle, et voilant l’éclat du regard, adoucissant sa voix si douce et si harmonieuse:
– C’est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Français et ses amis?
El Chico, on l’a peut-être remarqué, n’était pas très bavard et il n’avait, cela va sans dire, que de très vagues notions d’étiquette, si tant est qu’il connût la signification de ce mot.
Il se contenta de répondre d’un signe de tête affirmatif.
Fausta possédait au plus haut point l’art de composer ses manières suivant le caractère et la situation de ceux qu’elle avait intérêt à ménager ou qu’elle voulait s’attacher. Avec Centurion elle venait de se montrer mâle, hautaine, dominatrice, parlant et agissant en souveraine puissante et redoutée. Avec le nain, la souveraine disparut, la grande dame s’effaça. Ses manières se firent plus simples, plus familières, très douces, presque affectueuses et ce fut en souriant avec indulgence qu’elle accueillit le semblant de réponse du petit homme. Ce fut en souriant encore qu’elle dit négligemment:
– Ce Torero, don César, vous a fait du bien. À défaut d’affection, vous deviez avoir pour lui de la reconnaissance. Pourtant vous avez consenti à l’attirer ici. Pourquoi?
El Chico eut un sourire rusé.
– Je savais bien qu’on en voulait seulement au Français, dit-il. Tiens! on a des oreilles et des yeux. On écoute, on regarde… On est petit, c’est vrai, on n’est pas un sot.
– De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotes ne couraient aucun danger?… Si cependant la vie de don César eût été menacée, eussiez-vous agi comme vous l’avez fait? Répondez franchement.
Le petit homme hésita un moment avant de répondre. Ses traits se contractèrent douloureusement. Il ferma les yeux et crispa ses petits poings. Un combat violent paraissait se livrer en lui, dont Fausta suivait curieusement toutes les phases.
Enfin, il poussa un gros soupir et répondit d’une voix sourde:
– Non.
– Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux mille livres qu’on vous a promises en mon nom.
El Chico avait sans doute définitivement résolu la question qu’il venait de débattre dans son esprit, car il répondit, cette fois sans hésitation et résolument:
– Tant pis!
Fausta sourit.
– Allons, dit-elle, je vois que vous savez être reconnaissant. Et le français?
À cette question, l’œil du petit homme eut une lueur aussitôt éteinte, et vivement il dit:
– Je ne le connais pas. Tiens, ce n’est pas un ami comme don César.
Fausta crut démêler une intonation bizarre dans ces paroles.
– C’est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnez au point de lui sacrifier deux mille livres! dit-elle. Savez-vous qu’en frappant ceux qu’ils aiment, on atteint parfois plus cruellement les gens que si on les frappait eux-mêmes?
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