– Dès notre rentrée à Paris, dit le roi. Nous n’aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots.
Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l’imitèrent. Ce fut ainsi que se passa ce dîner, où il fut question de tout, excepté des états généraux pour lesquels tout ce monde était réuni. Après le dîner, il y eut jeu dans le grand salon d’honneur. Enfin, le moment vint où le roi voulut aller se coucher. Les trois frères de Guise s’approchèrent de lui pour lui faire leur compliment. Mais comme le duc s’inclinait, le roi le saisit par la main et dit:
– Embrassons-nous, mon cousin, puisque nous sommes amis…
Guise reçut l’accolade en pâlissant. Puis le roi, précédé de ses porte-flambeaux et escorté de son service d’honneur, gagna sa chambre à coucher. Les Guise se retirèrent. Les courtisans s’éloignèrent à leur tour l’un après l’autre.
Catherine de Médicis, malgré son âge, malgré sa faiblesse, était restée jusqu’à la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle à manger et se dirigea vers le cabinet où elle avait laissé Ruggieri… À ce moment, dans la demi-obscurité, un gentilhomme se dressa près d’elle…
– Maurevert! dit sourdement la reine.
– Oui, madame, dit Maurevert en s’inclinant profondément.
Puis il se redressa, regarda la reine dans les yeux, et reprit:
– Ce même Maurevert qui tira sur l’amiral Coligny ce coup d’arquebuse que vous n’avez pas oublié, sans doute. Ce même Maurevert qui vous apporta au Louvre, par un soir rouge de sang, noir de fumée, la tête de l’amiral, et qui sur vos ordres, madame, porta cette tête jusqu’à Rome… Ces temps sont lointains… Ces époques où tous les fidèles serviteurs de l’Église et de la monarchie risquaient leur vie se sont peu à peu effacées de la mémoire de ceux-là mêmes qui ont pour mission en ce monde de se souvenir. Aussi, madame, je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majesté… je vois avec bonheur qu’il n’en est rien…
Catherine de Médicis fixait un sombre regard sur l’homme qui lui parlait avec une sorte d’insolente familiarité. Mais ce n’est pas Maurevert qu’elle voyait… C’était le passé formidable évoqué soudain par la présence de cet homme.
Un instant, elle revécut les terribles journées où la Seine rouge de sang charriait des cadavres, où les incendies faisaient dans la nuit, sur tous les horizons de Paris, de sinistres aurores boréales, où dans l’énorme fournaise retentissaient les cris des mourants, les plaintes des femmes qu’on tuait, les clameurs d’effroi de ceux qu’on poursuivait… Et cette pâleur spéciale des vieillards, qui chez elle était presque livide, se colora d’une furtive rougeur, comme si son cœur glacé dès longtemps se fût mis à battre plus fort.
Un long soupir gonfla sa poitrine décharnée, sous les vêtements noirs Qu’elle portait avec une majesté funèbre. Une seconde, elle baissa la tête, dans une fugitive rêverie comme si ce passé eût été bien lourd à porter. Ces rêveries-là, chez les grands criminels, ressemblent parfois aux remords… Mais Catherine n’était pas femme à se laisser abattre par de vagues regrets – si toutefois ces regrets existaient en elle. Elle examina donc attentivement Maurevert et lui dit:
– Oui, vous avez été un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX.
– Non, madame, dit Maurevert: c’est pour vous ce que j’ai fait…
– Vous fûtes un de ces fidèles soutiens du trône dont vous parliez tout à l’heure…
– Non, madame: mais votre serviteur à vous!…
Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mystérieux et des plus terribles serviteurs qui eussent évolué jadis dans son orbite. Elle savait qu’il ne faisait rien sans motif.
– Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout à coup, où étiez-vous le jour des Barricades?
– Je vous comprends, madame, dit Maurevert. J’étais avec cette tourbe de mariniers qui repoussa Crillon jusque dans l’hôtel de ville. J’ai donc aidé les Parisiens dans leur rébellion. Je suis donc de ceux qui ont forcé le roi de France à sortir précipitamment de Paris. Voici ce que veut dire Votre Majesté!
– Monsieur de Maurevert, continua la reine, que faites-vous depuis le jour des Barricades?…
– Je vous comprends encore, madame! J’ai servi le duc de Guise. Je l’ai servi avec ardeur et fidélité. J’ai fait pour la réussite de ses projets autant que je fis jadis pour la réussite des vôtres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-même. Est-ce bien là ce qu’a voulu dire Votre Majesté?…
– Mais avant, monsieur de Maurevert, depuis une dizaine d’années, qu’êtes-vous devenu?…
– Je vous comprends encore, madame. Depuis une dizaine d’années, je suis l’un des plus actifs propagateurs de la Ligue. Je suis donc un des plus fermes soutiens des prétentions des Lorrains. Et si par hasard le roi se décidait à faire couper le cou à M. de Guise, il est sûr que je serais, moi, à tout le moins pendu. C’est bien là la pensée de Votre Majesté?
– Je vois, monsieur de Maurevert, que vous êtes toujours très intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais enfin, je suppose que ce n’est pas pour me prouver votre intelligence que vous m’êtes venu trouver?…
– Non, madame, car je savais que mon intelligence était depuis longtemps connue de Votre Majesté…
– Que voulez-vous donc? Parlez. Je ne vous recommande pas la hardiesse, car vous me semblez ce soir étrangement hardi. Au moins puis-je vous ordonner la franchise…
– J’attendais cet ordre de Votre Majesté, dit Maurevert. Voici donc, madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminâmes les huguenots, lorsque pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majesté m’a fait certaines promesses… J’en ai attendu l’exécution pendant six ans. Un jour je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre que j’étais oublié… J’ai tenu à vous dire, madame, pourquoi je me suis jeté dans le parti de la Ligue, pourquoi j’ai tout fait pour soutenir les prétentions avouées ou secrètes de M. de Guise, pourquoi enfin je suis devenu un ennemi de la fortune des Valois…
– Vraiment, monsieur, vous avez tenu à me dire cela? gronda Catherine.
– Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et maintenant que je me suis soulagé, Votre Majesté peut appeler son capitaine des gardes et me faire arrêter… Mais vous saurez que si je vous ai trahie, c’est que vous m’avez trompé, vous! Que si je vous ai fait du mal, plus de mal que vous ne croyez, c’est que vous avez oublié, vous! de payer le fidèle et loyal serviteur que je fus jadis…
– Ah! vipère! murmura sourdement la reine. Il faut bien que votre Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi à votre reine! Il faut bien que vous lui ayez rendu de rudes services pour être aussi sûr qu’il vous délivrera si je vous fais arrêter… Je ne vous fais donc pas arrêter… mais je vous chasse! Vous parlez comme un laquais; je vous traite comme un laquais… sortez!…
La vieille reine, livide de se voir si faible après avoir été si puissante, eut cependant un de ces gestes de majestueuse dignité comme elle en avait autrefois. Mais Maurevert, après avoir fait un profond salut, demeura à sa place.
– Eh quoi, monsieur! gronda la reine avec un éclat de voix qui devait sûrement attirer du monde, n’avez-vous pas entendu que je vous chasse?… Faut-il appeler nos gens pour vous bâtonner?…
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