Enfin, le moment vint où le flot des dîneurs s’écoula peu à peu. Officiers, gentilshommes et écoliers qui n’hésitaient pas à franchir la Seine de temps en temps pour faire un bon dîner à la Devinière , tous ces gens s’en allèrent les uns après les autres, et finalement il n’y eut plus dans la grande salle qu’une table encore occupée, ou deux retardataires achevaient sans se presser une bouteille de vin d’Espagne.
Huguette passa dans la grande salle pour veiller à ce que tout fût remis en bon ordre: la vaisselle à fleurs sur les dressoirs de chêne, les escabeaux rangés le long des murs, les brocs d’étain accrochés à leurs clous, et ce fut tout en passant cette inspection qu’elle aperçut tout à coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura pétrifiée et se mit à trembler. Pardaillan se leva, alla à elle, lui saisit les mains.
– Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pâle, je n’ose en croire mes yeux…
– Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l’embrassa sur les deux joues.
Huguette se mit à rire en même temps que les larmes coulaient de ses yeux.
– Ah! monsieur, reprit-elle, vous voilà donc libre!… Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille?…
– C’est bien simple, ma chère hôtesse, j’en suis sorti par la grande porte…
– M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grâce?…
– Non, Huguette. C’est moi qui ai fait grâce à M. de Bussi-Leclerc. Mais peu importe. L’essentiel est que je sois dehors. Seulement je vous préviens que beaucoup d’honorables gentilshommes enragent de ce que je ne sois plus dedans. Je m’en rapporte à vous, ma chère, pour que M. le duc et moi soyons ici aussi peu reconnus que possible.
– Mon Dieu! Mais vous serez donc toujours en alarme!…
– Comme l’oiseau sur la branche, Huguette! Et ce n’est pas ma faute.
– Si au moins j’avais su que vous étiez ici! reprit Huguette qui, revenant à son instinct de bonne hôtesse, jetait un coup d’œil inquiet sur la table desservie. Vous avez dû dîner comme si vous étiez les premiers venus…
– Rassurez-vous, fit Pardaillan en reprenant sa place, les premiers venus à la Devinière sont encore traités comme des princes.
Cependant, Huguette rassérénée, joyeuse, épanouie par ce sentiment où il y avait peut-être autant l’affection d’une mère retrouvant son enfant que l’humble amour d’une amante dévouée, Huguette courait elle-même à la cave et en rapportait bientôt une vénérable bouteille couverte de poussière authentique.
– C’est de celui que préférait monsieur votre père, dit Huguette; il n’en reste plus maintenant que cinq bouteilles…
– De celui que M. Dorât appelait nectar et que M. de Ronsard nommait ambroisie des dieux, au temps où ces messieurs de la Pléiade venaient ici discourir en vers, dit Pardaillan qui déboucha lui-même le glorieux flacon.
Il remplit trois verres et avança un siège pour l’hôtesse.
– Jamais je n’oserai, dit Huguette en rougissant et en jetant un coup d’œil au duc d’Angoulême.
– M. le chevalier m’a bien souvent parlé de vous, dit Charles; soyez sûre, dame Huguette, que je me tiens pour aussi honoré de choquer mon verre contre le vôtre que contre celui d’une princesse de la cour.
Huguette pâlit de plaisir; d’abord parce que Pardaillan avait souvent parlé d’elle, et ensuite parce qu’un tel compliment venant d’un personnage comme le duc d’Angoulême avait alors un prix extraordinaire.
– Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l’heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille?
Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.
– Pourquoi rougissez-vous avec cette bonne simplicité si fraternelle?
– M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d’armes qu’il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d’escrime…
– Voilà qui est d’un galant homme… Et alors?
– Alors… murmura Huguette en baissant la tête, je comptais sur lui… pour vous délivrer… Il m’a si souvent affirmé…
– Quoi donc, chère amie?… Vous savez qu’on peut tout me dire, à moi…
– Qu’il était tout prêt… à se mésallier!…
Elle redressa la tête. Un sourire d’une charmante fierté se jouait sur ses lèvres.
– Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfant, libre de ma personne, sinon de mon cœur, j’eusse pu accepter la proposition qu’il me fit à diverses reprises et m’engager à être une épouse fidèle… Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout…
Huguette disait ces choses très simplement, n’ayant pas conscience de ce qu’il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexprimable attendrissement.
– Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc?
– Oui, mais le premier jour que j’y allai, je ne pus entrer à la Bastille où une sorte d’émeute venait de se produire, et la deuxième fois, on me dit que le gouverneur était à Chartres avec la procession de M. de Guise… J’attendais son retour.
– Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois vous le trouverez sûrement.
– Pour quoi faire, puisque vous voilà libre? dit Huguette.
Pardaillan vida son verre d’un trait et murmura:
– Au fait… puisque me voilà libre!…
Nous avons dit que devant l’admiration ou le sacrifice qu’on lui faisait, il se trouvait tout bête, ne comprenant pas qu’on put l’admirer ou qu’on put se sacrifier pour lui. Le duc d’Angoulême avait assisté à cette scène avec l’étonnement qu’on aurait à entendre tout à coup une, langue étrangère. Et ce qui le surprenait le plus, ce qui lui causait une émotion profonde, une sorte d’angoisse qui le serrait à la gorge et remplissait ses yeux de larmes, c’était justement cette simplicité naïve avec laquelle l’une disait son dévouement et avec laquelle l’autre acceptait ce dévouement.
Il y a donc des gens qui vont dans la vie s’appuyant l’un sur l’autre, tout naturellement!… Et comme la vie serait belle, si cela était vrai pour tous! Ainsi songeait le jeune duc, et comme il était amoureux, sa pensée faisant un bond se reportait à celle qu’il adorait, et il se disait que lui aussi, s’il le fallait, se dévouerait au bonheur de Violetta sans chercher la récompense…
Pardaillan et Charles d’Angoulême reprirent dans l’hôtellerie les chambres qu’ils y avaient occupées: Pardaillan, celle-là même où Croasse avait livré une si terrible bataille à une horloge et à divers autres meubles, c’est-à-dire la chambre d’où pour la première fois, jadis, il y avait bien longtemps de cela, il avait aperçu Loïse de Montmorency. Quant à Charles, en sa qualité de duc, on lui offrait le plus bel appartement de l’auberge, mais il préféra se loger dans la chambre voisine de Pardaillan, qu’il avait déjà occupée.
La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passaient paisiblement. Ce repos n’étant pas de trop après les secousses de toute nature qu’avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d’ailleurs nécessaire pour leur permettre d’établir un plan d’opérations.
Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et pour mettre un peu d’ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des Jacobins; que ce matin-là, il y avait dix jours que Picouic et Croasse menaient la vie de cocagne dans l’abbaye des bénédictins de Montmartre.
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