Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.
– Nous allons donc à l’hôtel de Guise? demanda Charles chemin faisant.
– Sinon à l’hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert.
– Toujours Maurevert, gronda le jeune duc avec une évidente inquiétude. Pourquoi Maurevert, enfin?…
– Je vous l’ai dit, monseigneur. Maurevert n’ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que si quelqu’un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c’est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l’hôtel et pénétrer jusqu’au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu’il a autour de lui.
– Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais enfin, pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu’à tel autre familier de Guise, Maineville, par exemple.
– Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes: vous savez que j’ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps…
L’explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu’il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l’hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds.
En effet, l’hôtel de Guise était alors le centre de l’agitation parisienne. Les bourgeois venaient là aux renseignements et tâchaient de savoir ce que pensait le chef de la Ligue. Depuis qu’on préparait les cahiers pour les états généraux que le roi avait promis de réunir à Blois, cette agitation s’était encore augmentée tout en changeant de forme. On voyait peut-être un peu moins d’hommes d’armes autour de l’hôtel, mais force robins, procureurs, avocats, tous d’ailleurs cuirassés et la lourde rapière leur battant les talons, entraient et sortaient par la grande porte où un poste de vingt-quatre arquebusiers était installé, sans compter les sentinelles et patrouilles qui faisaient incessamment le tour de l’hôtel par les rues de Paradis et des Quatre-Fils.
Dans ce va-et-vient de gens qui discutaient en gesticulant dans cette foule, Pardaillan et Charles d’Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.
Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte, à tout venant, et Charles commençait à trouver que l’idée d’aller trouver le duc lui-même n’était déjà pas si mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et d’un signe de tête lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l’hôtel.
C’étaient Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais déjà les trois avaient disparu dans l’hôtel.
– Attendons! murmura alors Pardaillan.
Charles avait jeté un coup d’œil sur les trois familiers de Guise; puis, ce regard, il l’avait ramené sur le chevalier, et il avait frissonné. Cependant le temps s’écoulait. Midi sonna. Devant l’hôtel, l’affluence était toujours grande, et nul ne faisait attention aux deux patients guetteurs… Une heure encore tinta…
– Qui sait s’ils sortiront aujourd’hui… ou même s’ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte? murmura Charles.
Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Il toucha Pardaillan comme Pardaillan l’avait touché… mais le chevalier les avait déjà vus… Dans la rue, les trois gentilshommes s’arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s’en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.
– Cette fois, nous le tenons, dit Charles.
Pardaillan ne répondit pas. Il continuait à sourire, et ses yeux ne quittaient pas Maurevert qui se dirigeait vers la porte du Temple… Il la franchit. Et alors Pardaillan poussa un soupir… Il attendit quelques instants, puis à son tour, franchit la porte, accompagné du jeune duc.
Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et suivant le chemin battu qui contournait l’enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s’effacer.
Maurevert passa ainsi devant la porte Saint-Martin, puis devant la porte Saint-Denis, et laissant alors sur sa droite les hauteurs de Montfaucon où se dressait la masse énorme et sinistre du vieux gibet, il marcha comme s’il eût voulu se diriger vers la Grange-Batelière, mais avant d’arriver à la porte Montmartre, il chiqua tout droit vers les massifs de chênes et de châtaigniers dont le feuillage d’un vert sombre moutonnait au pied de la colline.
Maurevert allait à Montmartre… Il contourna le pied de la montagne, puis commença à monter… Pardaillan et Charles suivaient à distance, ne le perdant pas de vue, et sûrs maintenant de n’être aperçus de lui que lorsqu’ils le voudraient bien.
Lorsque Maurevert commença à monter, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan, et une sorte de frémissement nerveux l’agita tout entier: Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd’hui le Calvaire du Tertre… C’était le chemin qu’il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture!… Il leva les yeux vers un point qu’il reconnaissait bien pour y être souvent revenu!…
C’était près d’un champ de blé qu’on venait de faucher depuis quelques jours… C’était là, non loin de la source qui formait un ruisseau, c’était là qu’il avait arrêté la voiture… là que son père était mort dans ses bras… là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis!… Oui!… C’était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait!…
Pardaillan était devenu plus pâle. D’un geste plus rapide, il s’assura qu’il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s’arrêta un instant, amorça le pistolet et assura la mèche qui, d’après un système nouveau, prenait feu au moyen d’une amorce.
– Allez-vous donc l’abattre de loin? murmura Charles.
– Non, fit le chevalier en souriant, mais comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf… je l’ai vu à l’œuvre… je veux m’assurer qu’il ne nous échappera pas; il suffira de lui casser une jambe, et nous pourrons alors causer…
Maurevert montait toujours… Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçut la croix de bois qui marquait l’endroit où il avait enterré son père.
Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu’était-ce que cette forme?… Une femme?… Que faisait-elle là?… Pardaillan n’y prêta aucune attention et la vit à peine; son regard était rivé sur Maurevert…
Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s’était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d’août, rayonnante comme celle-ci, où dans ce coin paisible, dont la paix souveraine formait un si étrange contraste avec les sanglants tumultes de la ville, il avait bondi d’un buisson pour frapper Loïse de Montmorency!…
Sans doute ces souvenirs s’éveillaient en lui, brûlants et terribles… Et sans doute, il songeait à cette vengeance de Pardaillan qui le poursuivait depuis lors et à laquelle, à diverses reprises, il n’avait échappé que par miracle… Et peut-être se disait-il que cette vengeance finirait par l’atteindre… qu’il était condamné… puisque l’infernal Pardaillan avait pu sortir de la Bastille, puisqu’il était venu à Chartres… puisqu’il était sur ses traces!…
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