– Ma sœur… vous me rendez confus… vous m’accablez…
– Non, je fais réparation. Enfin, en arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s’enfuyaient, vous avez rendu à la Révérende supérieure, Mme de Beauvilliers, un service qu’elle ne saurait oublier… Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.
– Et quelle sera notre récompense, ma sœur?… si toutefois cette question ne vous semble pas indiscrète…
– Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle, bien qu’on n’y dise plus guère la messe qu’aux jours de fêtes et dimanches…
– Ma sœur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le payement que vous accordez à vos chantres en ce couvent?
– Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans un peu de temps… dès qu’un grand événement qui se prépare sera accompli… Alors, vous serez payé double pour le temps où vous aurez chanté au lutrin… et en attendant, vous aurez mérité la faveur du ciel et la mienne.
– Tenez, ma sœur, fit Picouic, j’aime autant vous le dire tout de suite: je suis d’une modestie dont vous n’avez pas idée, je souffre d’avance à l’idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse… je vous en prie, ne lui parlez pas de nous.
– Vraiment? fit Mariange qui, d’ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l’abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.
– C’est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse, ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c’est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre…
– Ah! s’écria Croasse, nous ne vous quittons plus! Je me suis toujours senti un faible pour la vie de couvent.
– Comment, vous ne nous quittez plus! s’écria sœur Mariange interloquée.
– Mon Dieu oui, nous nous installons ici… Ne craignez rien, ma sœur! vous serez amplement dédommagée de l’hospitalité que vous allez nous donner. D’abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes, et enfin, nous aurons pour vous les bonnes manières auxquelles vous avez droit…
Croasse jeta sur Philomène un regard incendiaire. Mais Philomène était tout acquise à la proposition de l’hercule à la belle voix. Elle en palpitait, la pauvre vieille fille! Quant à sœur Mariange, en quelques rapides réflexions, elle entrevit tout le parti qu’elle pouvait tirer de deux serviteurs fidèles qu’elle aurait toujours sous la main, qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geôliers pour les drôlesses hérétiques dont elle avait la garde.
– C’est dit! fit-elle tout à coup.
– Quoi! s’écria Picouic, vous consentez à nous donner l’hospitalité?
– Certes… et de grand cœur…
– Et à… nous… nourrir?
– Sans aucun doute!…
Picouic eut un coup d’œil d’admiration pour Croasse qui avait eu l’idée de cette aubaine inespérée, invraisemblable, ou du moins qui lui paraissait telle. Philomène et Croasse nageaient dans la joie, Croasse à l’idée de manger tous les jours, Philomène à la pensée amoureuse qui faisait battre son cœur.
– Venez, dit sœur Mariange aux deux hercules ravis.
Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la brèche, et y entra.
– Voilà, reprit Mariange, vous habiterez là; ce soir, à la nuit, avec sœur Philomène, nous vous apporterons votre lit, c’est-à-dire une demi-douzaine de bottes de bonne paille fraîche, que nous prendrons dans les écuries de l’abbesse… Voilà, vous ne vous montrerez pas lorsque quelques-unes de nos sœurs seront dans le jardin; de plus, vous surveillerez l’enclos et la brèche…
– Pardon, ma sœur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un excellent lit de paille. Mais quelle sera notre nourriture? C’est là un point capital, voyez-vous…
– Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours à sœur Philomène et à moi, car s’il fallait compter sur les vivres du couvent, Dieu merci, il y a longtemps que nous serions mortes… Dans un recoin caché, nous élevons des poules… nous avons donc des œufs en quantité…
– Excellent! dit Croasse, j’ai un faible pour l’omelette…
– Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou à un poulet.
– Admirable! fit Picouic.
– Enfin, nous avons les légumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de bœuf ou de lard, nous n’y manquons pas.
Croasse pleurait de félicité.
– Et le vin! s’écria tout à coup Picouic, qui avait maintenant des appétits exagérés.
– Nous buvons de l’eau, fit modestement sœur Philomène.
– Il n’y a de vin que dans la cave de la Révérende abbesse, ajouta Mariange.
Les deux hercules firent la grimace. Mais sœur Philomène, les yeux baissés, ajouta du même ton de modestie:
– Vous savez, ma sœur, que je sais le moyen d’entrer dans la cave de l’abbesse… Je crois donc que nous pouvons espérer au moins une bouteille ou deux par jour… pas pour nous… la règle le défend… mais pour ces dignes et honnêtes cavaliers…
– Une dernière question, ma sœur?… fit Picouic en extase, à quelle heure dînez-vous?
– Midi est l’heure que nous consacrons au repas et au repos.
– Il doit être bien près de midi, affirma aussitôt Picouic.
– Huit heures viennent de sonner…
– Tiens!… J’aurais cru…
– Peut-être ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomène.
– C’est-à-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chêne de la porte Montmartre, mais comme nous nous sommes levés de très bonne heure… et que la course nous a aiguisé l’appétit…
– Ma sœur, dit Philomène, je vais quérir quelques œufs que j’accommoderai et que j’apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau ce Révérend frère quêteur qui passa par ici…
Et sans attendre cette fois l’assentiment de sa compagne, Philomène s’éloigna rapidement. Un quart d’heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncées, plus un pain de froment.
– Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s’en procurer.
Les deux nonnes s’éloignèrent alors pour vaquer à la grande occupation qui leur était dévolue, c’est-à-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermées dans l’enclos. Picouic et Croasse, tout aussitôt, se mirent à table, c’est-à-dire qu’ils s’assirent à califourchon sur les deux bouts d’un vieux tronc et placèrent entre eux les provisions qu’ils devaient à la munificence de sœur Philomène.
– Qu’est-ce que je te disais! fit Croasse en dévorant avec frénésie.
– Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon. Je n’aurais jamais cru cela de ta part…
– C’est comme cela que je suis… je suis intelligent et brave; seulement je ne le savais pas autrefois… Mais maintenant que je le sais, tu vois!…
– Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d’ici! fit Picouic, qui tout en dévorant réfléchissait.
– Comment cela?… Le fait est que je ne serais pas fâché de faire un peu fortune à mon tour…
– Écoute… la petite Violetta est ici, détenue prisonnière.
– Oui… bien que je l’aie délivrée une première fois.
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