Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit à crier:
– Agrippa!… Holà!… Aubigné!…
L’officier qui escortait le roi au moment où Pardaillan les avait rencontrés apparut dans la tente.
– Agrippa, dit le Béarnais, fais-moi donc envoyer, s’il m’en reste, une bonne bouteille de saumurois, afin que j’aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de monsieur que voici et qui est un ami à moi, un ami de madame ma mère…
L’officier jeta un regard d’étonnement sur Pardaillan et sortit. Bientôt un soldat entra, déposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Béarnais saisit lui-même la bouteille et remplit les deux verres. Pardaillan le regardait faire.
– Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.
– Que si Votre Majesté est coutumière de cette simplicité plus que royale, votre fortune est assurée, sire.
– Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! à votre santé, monsieur!
– À la vôtre, sire! dit Pardaillan.
Et ce fut vraiment un curieux épisode que celui de ce roi poussant sa familiarité rusée jusqu’à proposer la santé d’un pauvre aventurier, et de l’aventurier, le routier sans sou ni maille étonnant le roi qui avait cru l’étonner:
– À la vôtre, sire!…
– Fameux! dit le roi en claquant sa langue, mais nous avons mieux aux environs de Nérac.
– J’en doute, sire, dit Pardaillan avec ce flegme qui eût pu paraître sublime en ce moment; les vins de votre Midi sont âpres, épais, et de lourde fumée au cerveau; ce petit saumur léger, pétillant et mousseux est une merveille… le vrai vin de France, sire!
– Ah! oui… un vin français! fit le Béarnais avec un soupir. Un vin qui ne sera jamais à moi!
– Il ne tient qu’à vous, sire!
– Et comment?… Voyons, vous êtes un hardi compère, à tel point que vous pouvez vous vanter d’avoir étonné le Béarnais. Parlez donc franchement. Si loin qu’aille votre franchise, ajouta-t-il, l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre ici. Ainsi donc, quelle est cette proposition?… Que m’apportez-vous?…
Pardaillan, à ces mots «l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre» avait dressé l’oreille. C’était une leçon qu’on infligeait à sa simplicité robuste et libre. Il lui fallait une forte revanche.
– Voyons, dit le Béarnais avec sa bonhomie aigre-douce, que m’apportez-vous?
– Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d’attacher à vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien supérieurs à ceux de Nérac.
Le Béarnais considéra l’aventurier, puis, d’un accent d’admiration, vaincu peut-être, car il devinait qu’un tel homme ne hasardait pas en vain une aussi formidable promesse, il s’écria:
– Ouf!… ventre-saint-gris, monsieur!…
XLIII DEUX DYNASTIES EN PRÉSENCE
– Expliquez-vous, monsieur, dit le Béarnais lorsqu’il fut un peu revenu de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causée.
– Sire, dit Pardaillan, l’explication sera courte, parce qu’un esprit tel que le vôtre a dû assurément évoquer plus d’une fois les raisons que je vais vous soumettre.
Et tandis que le chevalier parlait, le roi admirait sa tranquille aisance, sa simplicité parfaite: il semblait traiter d’égal à égal.
– Sire, continua le chevalier, vous avez une armée très forte par le nombre, par l’ordre qui y règne et par l’enthousiasme de vos soldats. Sûrement, ces officiers que j’ai vus et ces soldats déguenillés, avec leurs becs d’aigles et leurs yeux luisants sont capables de se faire tuer jusqu’au dernier autour de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquérir le royaume de France, ou, l’ayant conquis, de vous le garder.
– Pourquoi, monsieur?… dit le roi qui suivait avec une profonde attention.
– Parce qu’une armée telle que la vôtre peut détruire une armée, celle d’Henri III, par exemple, puis une autre armée, celle de M. de Mayenne, puis d’autres armées encore. Mais plus elle en détruira, plus il y en aura à détruire. Si bien qu’à la fin, il ne vous restera plus de soldats, à moins que vous ne détruisiez jusqu’au dernier paysan de France, et alors, sur quoi régnerez-vous?
– Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?
– Parce que vous vous heurtez à une passion, à la plus terrible, à la plus irréductible des passions: la passion religieuse.
Le Béarnais poussa un soupir et baissa la tête.
– Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majesté m’a compris. Je dis donc que votre armée de huguenots pourra vous gagner des batailles tant que vous voudrez, mais que derrière vous, les morts se lèveront du champ de bataille; qu’elle peut vous gagner des villes, mais que vous parti, les villes se révolteront. Parce que vous êtes le roi des huguenots!
– C’est d’une politique simple et large comme toute politique de vérité. Vous avez raison, monsieur. Jamais je ne régnerai en France.
– Si fait, sire, vous régnerez, mais à deux conditions. La première: Henri de Valois est au désespoir; il n’a plus que cinq ou six mille hommes autour de lui. Henri de Valois est condamné. Henri de Valois n’est plus qu’un fantôme de roi. Mais Henri de Valois, sire, représente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Même si on le découronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois disséminés un peu partout sur la surface du royaume. Si demain Henri de Valois déclarait que le chevalier de Pardaillan est apte à lui succéder, demain j’aurais cinq cent mille partisans même parmi les ennemis de Valois. Si Henri III déclare que vous êtes apte à lui succéder, s’il vous désigne, demain, sire, la moitié de la France sera pour vous.
– Monsieur, dit le Béarnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m’expliquez avec une aveuglante clarté des choses que je me suis dites mille fois avec des réticences. Mais, enfin, pour que Valois me désigne, que faudrait-il faire?
– Profiter de sa situation embarrassée pour lui offrir une aide spontanée; aller le trouver et lui dire: «Mon frère, vous êtes malheureux, je viens à votre secours; vous n’avez pas de soldats, je vous amène les miens.»
– Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture?
– J’en réponds.
– Monsieur, soyez franc. La minute est solennelle. Oui ou non, venez-vous de la part d’Henri III?
– Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c’est bien assez. Mais je réponds que le roi de France vous accueillera avec des transports de gratitude et que dans sa joie, dans sa haine contre Mayenne, il vous désignera pour son successeur… et Henri III, sire, est bien malade.
– Oh! si j’en étais sûr, murmura le Béarnais dont le front était inondé de sueur.
– Sire, je m’engage à vous accompagner jusqu’auprès d’Henri III. Si vos offres sont repoussées, je consens à être passé par les armes!
– Soit!… Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l’allié du roi de France. Il me désigne. Il meurt. J’ai pour moi la moitié de la France, comme vous disiez. Mais l’autre moitié! Devrai-je donc passer ma vie à faire la guerre civile?
– La guerre civile cessera quand l’autre moitié de la France vous acceptera; et cette deuxième moitié vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquillement le chevalier.
– Comment! comment! s’écria le Béarnais avec impétuosité.
– Je vous ai dit, sire, que vous régneriez moyennant deux conditions. Je vous ai exposé la première. Voici la seconde: moi, sire, je suis honteux de l’avouer, je ne suis ni huguenot ni catholique, j’en parle donc fort à mon aise. Sire, quand vous aurez été proclamé roi de France, quand vous aurez la moitié de la France pour vous, quand vous aurez déchaîné la guerre civile pour conquérir l’autre moitié, quand vous aurez bien constaté que la guerre civile n’avance pas vos affaires et que Paris demeure irréductible, alors, sire, vous vous ferez catholique.
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