– Vous pleurez? demanda Léonore avec une grande douceur de pitié. Vous avez donc, vous aussi, des douleurs?… Les douleurs s’en vont avec les larmes. Moi, je ne peux pas pleurer, et c’est pourquoi je garde mes douleurs qui m’oppressent, qui m’étouffent… Oh! si je pouvais pleurer comme vous!…
Le cardinal avait relevé la tête. Une immense stupeur s’emparait de lui. Quoi! C’était Léonore qui parlait ainsi!… Pas de reproches!… Rien que de la pitié!… Il trembla. Cette terreur aiguë traversa son cerveau que Léonore avait à ce point oublié son amour, qu’elle le dédaignait à ce point que pas même de la haine ne lui restait au cœur…
Il la regarda. Et il demeura haletant, éperdu…
– Dites, reprit Léonore, quelle est votre souffrance? Pour quoi pleurez-vous? Peut-être pourrai-je vous consoler?
«Oh! rugit le cardinal en lui-même, mais elle ne me reconnaît donc pas!… Mais je suis donc plus mort pour elle qu’elle n’était morte pour moi!… Mais je ne suis donc plus moi!…»
Et dans un râle d’angoisse affreuse, il l’appela:
– Léonore!… Léonore!…
Elle le regarda avec un étonnement qui lui déchira le cœur.
– Léonore? dit-elle. Quel nom prononcez-vous là?… Pauvre fille!… Taisez-vous, ne dites jamais plus ce que vous venez de dire… car vous pourriez la réveiller…
Cette fois, la terreur fit irruption dans l’âme du cardinal.
– Écoutez, poursuivit Léonore, je vais vous dire votre bonne aventure.
En même temps, elle saisit la main du cardinal, qui, à ce contact, frissonna longuement.
– Folle! bégaya-t-il, folle!… Plus que morte!…
Alors, ce fut lui qui saisit les deux mains de la bohémienne. Il les pétrit dans les siennes. Son visage toucha presque le visage de Saïzuma.
À ce moment, la porte du pavillon s’ouvrit, et deux hommes entrèrent. C’étaient Charles et le chevalier de Pardaillan, qui devant cette scène imprévue s’arrêtèrent au seuil…
Le cardinal ne les vit pas. De toute sa passion palpitante, de tout son espoir effondré, de tout son désespoir exacerbé, il répéta le nom de l’adorée, comme si avec ce nom il eût voulu réveiller ses souvenirs et sa raison. Saïzuma éclata de rire. Un rire qui résonna funèbre aux oreilles de Pardaillan et de Charles.
– Écoute! écoute! haletait le cardinal. Tu ne reconnais donc pas ton amant. Regarde-moi. Je suis celui que tu as aimé!… Celui qui est devant toi, c’est Jean Farnèse!… Oh rien!… Elle n’entend pas!…
Il la secoua violemment. Il avait la tête perdue… Une idée d’affolement soudain traversa sa pensée.
– Ta fille! hurla-t-il. Voyons, que tu ne me reconnaisses pas, soit! Que je ne sois plus rien pour toi, soit!… Mais tu es mère. Tu as un cœur de mère puisque tu as eu un cœur d’amante!… Ta fille! Ta Violetta!…
– Que dit-il? palpita Charles d’Angoulême en saisissant la main du chevalier.
– Silence! dit le chevalier. Il se passe ici quelque chose d’effroyable.
– Ta Violetta! rugissait Farnèse. Elle s’appelle Violetta… Ta fille… Tu as une fille! Et tu ne t’émeus pas! Il faut donc pour t’émouvoir que je te frappe comme tu fus frappée jadis… Écoute!… Écoute bien!… Tu avais une fille!… Elle a souffert plus que toi… et maintenant… oh! maintenant… elle est morte!…
Avec un accent de désespoir tragique, il répéta:
– Morte!… Morte! Tout est mort autour de moi!…
– Qui a dit que Violetta est morte? cria une voix avec un sanglot déchirant.
Le cardinal éperdu vit devant lui un jeune homme aux traits nobles et doux, à la figure ravagée en ce moment par une effrayante douleur. Saïzuma, comme si toute cette scène ne l’eût pas regardée, avait reculé. En reculant, elle marcha sur le masque que Fausta lui avait arraché du visage… le masque rouge qui couvrait la honte éternelle de son front. Elle eut un geste de satisfaction, le ramassa vivement et s’en couvrit…
Ce fut comme une soudaine éclipse de sa beauté. Le cardinal qui l’avait suivie des yeux baissa la tête sur sa poitrine et gronda une sorte de malédiction… Léonore n’était plus… il n’y avait là que la bohémienne Saïzuma… Alors Farnèse se tourna vers ce jeune homme qui venait d’apparaître et qui sanglotait.
– Qui êtes-vous? demanda Farnèse d’une voix démente.
– Oh! cria Charles avec un accent qui fit frémir le cardinal d’effroi, et Pardaillan de pitié, vous avez dit qu’elle est morte!… Violetta morte!… Oh! dites-lui, Pardaillan, dites-lui qu’elle était mon adoration et que l’espoir de la retrouver me faisait seul vivre encore! Dites-lui que si elle est morte, il faut que je meure aussi!
Et une sorte de fureur s’emparant du malheureux jeune homme, il saisit violemment le bras de Farnèse.
– Qui êtes-vous, vous-même?… Qui est cette femme? Pourquoi dites-vous que Violetta est morte? Comment le savez-vous?…
Hagard, livide, la tête perdue sous le coup des émotions qui venaient de le frapper, d’une voix si triste et si déchirante que Charles en demeura plein d’angoisse, le cardinal répondit:
– Qui je suis!… Un malheureux qu’une femme a maudit dans une heure terrible et qui succombe à la malédiction d’amour!… Regardez-moi… Je suis le cardinal prince Farnèse, l’amant de Léonore de Montaigues, le père de Violetta…
– Son père! haleta Charles en considérant avec horreur le visage du cardinal bouleversé par un désespoir sans nom.
– Sa mère! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la bohémienne Saïzuma.
– Fuyez! reprit le cardinal hors de lui, en proie à ce délire qui fait vaciller l’esprit, le déracine et le renverse comme un arbre incapable de résister à la tourmente; fuyez, jeune homme! Ne me touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!…
– Je l’aimais! sanglota Charles. Puisque vous êtes son père, je m’attache à vous. Il ne peut plus y avoir pour moi de malédiction… et je veux au moins la consolation suprême d’entendre parler d’elle par celui qui devait veiller sur elle, la protéger, l’aimer…
Chacun de ces mots était un nouveau coup de poignard dans le cœur de Farnèse. Celui qui devait veiller sur Violetta, c’était lui!… La protéger, l’aimer, c’était lui!… Qu’en avait-il fait de sa fille!… Alors, devant ce jeune homme qui tordait ses mains et pleurait à grosses larmes, il recula, il voulut fuir lui-même… Il se retourna vers Saïzuma… vers Léonore…
– Viens! râla-t-il, presque insensé lui-même, viens! fuyons ensemble! Pardaillan lui mit la main sur l’épaule.
– Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d’Angoulême… il aimait la pauvre petite Violetta… Vous dites qu’elle est morte… vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte…
– Comment?… bégaya Farnèse… morte… assassinée.
Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.
– Assassinée! dit-il froidement. Par qui?
– Par une femme… une tigresse… oh! je l’ai laissé échapper!… Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l’ai pas tuée quand je la tenais!…
– Cette femme! cette femme! frémit le chevalier, tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.
Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir un peu de calme:
– Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle; vous seriez brisés comme verre. Vous qui pleurez Violetta, vous qui aimiez ma fille bien-aimée, j’éprouve pour vous toute la douloureuse pitié d’un homme qui souffre ce que vous souffrez. Duc d’Angoulême, et vous aussi, monsieur, prenez garde à cette femme; puisque vous avez connu et aimé Violetta, elle doit vous connaître et vous haïr… fuyez, s’il en est temps… fuyez Paris, fuyez la France, fuyez tous les pays où elle pourra se trouver; elle a des espions partout, elle sait tout, elle voit tout…
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