Encouragé par ces louanges d’autant plus flatteuses qu’il y était moins habitué de la part de ce maître qu’il sentait décidément fasciné, ébloui, maté, Croasse, de sa voix caverneuse, reprit:
– Or il y a, paraît-il, dans ce couvent une bohémienne… Belgodère tressaillit.
– Une bohémienne qui prédit l’avenir d’une façon miraculeuse… Mon jeune maître, monseigneur le duc, est venu ici pour la consulter, pensant qu’elle pourrait lui dire, peut-être, ce qu’est devenue la jeune fille… une noble demoiselle, belle comme le jour… dont il est amoureux.
– En sorte que c’est pour consulter cette bohémienne… qui se trouve dans un couvent… que le duc d’Angoulême est venu ici? C’est très remarquable!… Mais vous? Comment vous ai-je trouvé devant cette palissade… que vous aviez escaladée?…
Croasse toussa légèrement, ce qui produisit un bruit semblable à celui de deux chaudrons fêlés qu’on heurterait violemment.
– Moi? dit-il, j’avais été laissé dans le jardin… seul… et comme j’avais aperçu des figures… qui ne m’inspiraient aucune confiance… j’avais résolu de passer de ce côté-ci de la palissade… pour mieux surveiller ces figures suspectes…
– Oui da!… en sorte qu’au service de votre nouveau maître vous seriez devenu brave… Mais si cela continue, vous deviendrez la perfection même…
– Peuh!… fit modestement Croasse, vous m’avez toujours un peu méconnu…
– Ah! sacripant! éclata soudain le bohémien, qui saisit incontinent Croasse stupéfait au collet et laissa retomber à bras raccourcis son bâton sur sa squelettique échine, ah! scélérat! gibier de potence!… tu te moques de moi, je crois… Tiens! tiens! me prends-tu pour un imbécile comme toi?
Tout en parlant, Belgodère frappait à tour de bras. D’abord saisi d’étonnement. Croasse s’était laissé choir sur le sol en gémissant:
– Ah! misère de moi!… cela devait m’arriver… Jésus Seigneur!… je suis mort…
Puis les gémissements s’étaient haussés d’un ton et enfin s’étaient changés en hurlements qui déchiraient l’air chaque fois que le terrible bâton tombait sur ses épaules. Enfin le malheureux s’était relevé, fuyant son bourreau qui le poursuivait, le bâton levé, à travers la pièce, ne lui ménageant pas plus les injures que les coups, et la voix douloureusement lamentable du supplicié hurlait:
– Grâce!… Miséricorde!…
Finalement, s’étant rendu compte du néant de ses tentatives de fuite, il s’aplatit à terre en geignant:
– C’est fini!… je suis mort!…
– Debout, chien! cria le bohémien en le frappant du pied, debout et écoute…
Toujours geignant et pleurant, Croasse se redressa péniblement et attendit.
– Ah! tu es venu m’espionner ici!… Ah! ton scélérat de maître veut enlever Violetta… Eh bien, écoute: Je vais sortir… sois tranquille, tu seras soigneusement enfermé ici… avec Violetta… je reviens dans un instant… si je ne retrouve pas Violetta ici… si quelqu’un s’est approché de la palissade… je t’arrache la langue et t’en frotte ton bec de corbeau avec (Croasse se sentit défaillir)… je te crève les yeux et je te coule du plomb fondu à la place (Croasse verdit)… enfin je te fais rôtir à petit feu et je te force à manger ta propre chair (Croasse s’évanouit tout à fait)…
Voyant cela Belgodère ferma soigneusement toutes les portes et se rendit tout droit chez l’abbesse Claudine de Beauvilliers, à qui il raconta tout ce qu’il savait ou devinait. Celle-ci se chargea d’aviser séance tenante la princesse Fausta qui prendrait telles mesures qu’elle jugerait utiles, cependant que Belgodère regagnait promptement la maisonnette où il retrouvait tout comme il l’avait laissé, avec cette différence que Croasse, étant revenu à lui claquait des dents de frayeur dans un coin où il s’était blotti, ce qui ne l’empêcha pas de pousser un hurlement à la seule vue du terrible Belgodère et de dire en joignant les mains:
– Grâce! maître… je ferai ce que vous voudrez!
Le prince Farnèse en reconnaissant Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma, avait eu la violente impression d’être ramené de seize ans en arrière.
Léonore avait à peine changé. Si l’éclat de la jeunesse avait disparu de ce visage pétrifié, la fièvre des yeux agrandis, la flamme étrange de ce regard, les lignes demeurées très pures, la splendeur des cheveux dénoués en un flot d’or, lui conservaient une beauté fatale. Le cardinal avait vieilli. Léonore était restée ce qu’elle était jadis.
La sensation de stupeur et d’effroi s’effaça peu à peu de l’esprit de Farnèse. L’amour, à cet instant, triompha dans son cœur. Lentement, il se releva et murmura:
– Vous devez me haïr. Vous avez raison. Je sais que je mérite votre haine. Mais quand je vous aurai tout dit, peut-être me haïrez-vous un peu moins. Quand je vous aurai raconté ma souffrance, peut-être vous trouverez-vous assez vengée. Léonore, voulez-vous m’entendre?…
Il parlait d’une voix humble et basse. Il osait à peine jeter un regard sur cette femme qu’il n’avait cessé d’aimer.
Dans le temps où il l’avait cru morte, il lui avait semblé que cet amour s’était étouffé. À corps perdu, il s’était jeté dans la prodigieuse aventure: opposer Fausta à Sixte-Quint, bouleverser la chrétienté… occuper son esprit avec rage, avec furie… oublier enfin, tâcher de vivre dans une paix morne avec son cœur, tandis que la grande bataille le détournerait de ses souvenirs. Maintenant, il comprenait l’inanité de ces tentatives.
Il avait vieilli… Sa longue barbe soyeuse était blanche, et blancs ses cheveux. Mais lui ne se savait pas vieilli… Il y avait en lui des réserves d’énergie refoulée, il était de la famille des grands aventuriers qui étonnaient l’Europe de leurs entreprises, cousin de cet Alexandre Farnèse qui à ce moment même préparait la colossale expédition contre l’Angleterre et devait se heurter à ce tragique épisode de la vie des peuples: la destruction de l’Invincible Armada.
Jean Farnèse, dans la ruée à la conquête de l’amour, s’était brisé les reins dans ce lamentable épisode de la vie des cœurs: l’arrivée de Léonore dans Notre-Dame… Léonore morte, le cardinal avait cherché une autre voie, d’autres dérivatifs à la violente activité de son âme, décuplée par l’activité ambiante de ce siècle de fer.
Léonore retrouvée vivante, il revenait à l’amour. Il eut un espoir fou: reconquérir Léonore, aimer encore, être aimé encore, fuir, fuir avec elle…
D’un mot, montrons-le tel qu’il était: il oublia Violetta!… Il oublia qu’il avait une fille, que cette fille était morte, et qu’il était là pour frapper la Fausta. Plus rien au monde n’exista que son amour, sa volonté d’amour…
«Léonore, voulez-vous m’entendre? Voulez-vous que je vous dise mon crime qui fut de ne pas oser déchirer le pacte qui me liait à l’église? Qu’ai-je fait? J’ai eu peur. J’ai été lâche. Mais je vous ai aimée. Je vous ai adorée. Est-ce que cela ne compte pas à vos yeux?»
Le cardinal roulait ces pensées dans sa tête sans les exprimer. Il cherchait les termes de passion qui allaient réveiller l’étincelle dans le cœur de Léonore…, Et comme il ne trouvait pas, comme ses lèvres tremblantes refusaient de formuler les sentiments déchaînés en lui, vaguement, dans un geste de supplication, il tendit les mains, et tout à coup sans bruit, sans secousse, il se prit à pleurer.
Farnèse n’avait pas pleuré depuis seize ans. Farnèse n’avait pas pleuré lorsqu’il avait demandé la vie de sa fille à Fausta. Farnèse pleurait devant Léonore. Ce lui fut une sensation brûlante, délicieuse et terrible.
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