Alors, comme si le secret qu’elle portait au cœur l’eût étouffée, elle reprit d’une voix qui tremblait presque.
– Ce n’est pas le corps qui doit être couvert d’acier dans les batailles, c’est l’âme. Le véritable chevalier des héroïques entreprises, ce n’est pas un Guise à l’armure étincelante ou au pourpoint de satin… je l’ai vu, le vrai chevalier, je le vois, celui qui pourrait monter à l’assaut du trône… Son buffle est un peu râpé, ses vêtements sont fatigués, sa rapière est longue et large, son visage est maigre et sa parole sans emphase; il y a un étrange sourire dans son regard et sa forte simplicité m’étonne et m’émeut… Qui est-il?… Oh! que ne donnerais-je pas pour le mieux connaître, pour pénétrer sa vie, comprendre sa pensée… être enfin…
La Fausta s’arrêta soudain. Son visage pâlit et les ongles de ses mains s’incrustèrent dans les paumes, en l’effort qu’elle fit pour dompter son émotion. Mais Claudine avait vu, entendu… et elle avait deviné…
– Folie! murmura Fausta. Je n’ai pas de cœur. Je ne veux pas avoir de cœur…
– Pourquoi, ma souveraine? s’écria Claudine palpitante. Pourquoi ne pas descendre du nuage flamboyant qui vous porte, et vous rapprocher de l’humanité?… Reine toute-puissante, pourquoi ne seriez-vous pas femme?…
– Parce que, dit la Fausta, en reprenant toute sa majesté avec son sang-froid, je veux être la vierge qui ne connaît pas les faiblesses de la femme; parce que capable de dominer, je ne veux pas être dominée par un homme… parce que personne au monde ne peut être le maître de Fausta!…
– Ah! madame, dit Claudine avec la profonde émotion de la sincérité, c’est un maître d’une bien douce puissance que l’amour!…
– L’amour! balbutia Fausta en tressaillant.
Elle baissa la tête et une larme brûlante pareille à un pur diamant gonfla ses paupières. Mais cette larme s’évapora au feu dévorant de ses joues, et lorsqu’elle releva la tête, son visage avait repris toute sa sérénité.
– Voilà donc où nous en sommes, continua-t-elle simplement, comme si ce qui venait d’être dit n’eût pas compté pour elle. Guise a reculé de dix ans en ces quelques jours, et Farnèse, pierre angulaire de mon édifice, Farnèse m’échappe!… Voyons donc cette Saïzuma… puisque vous croyez avoir découvert…
– Je n’assure rien, madame; mais mon devoir n’est-il pas de vous avertir de tout ce qui peut vous aider?…
– Je connais votre dévouement, Claudine; vous serez royalement récompensée, je vous le jure, mais voyons cette femme.
L’abbesse frappa dans ses mains. Une porte s’ouvrit et une religieuse parut:
– Qu’on amène la bohémienne, dit Claudine.
Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon que nous avons signalé, s’était éloigné en traversant le potager. Deux ou trois vieilles femmes aux costumes sordides presque en haillons travaillaient dans ce terrain. Ces femmes aux traits flétris, c’étaient des religieuses du couvent. Elles virent parfaitement Claude qui passait. Mais, chose bizarre, elles ne firent aucune observation, bien que l’entrée du couvent fût interdite aux hommes.
Mais, nous l’avons dit, tout était étrange dans cette retraite qui ressemblait aussi peu que possible à une retraite monastique. Seulement l’une des vieilles, en enfonçant sa bêche dans la terre, d’un geste rude qui rappelait beaucoup mieux la paysanne des champs que la religieuse habituée à de pieux exercices, maugréa quelques sourdes paroles contre la jeunesse dévergondée, les malheurs du temps, et la dure extrémité où étaient réduites les bénédictines.
– Heu! grommela la sœur à qui s’adressaient ces doléances, il ne faut pas trop nous plaindre. Que deviendrions-nous, si de temps à autre, quelque riche cavalier, entré par la brèche, puisque c’est le passage convenu, ne venait…
– Fi! ma sœur!… Ah! nous vivons dans une bien triste époque. Il n’y a plus de frein aux passions. Le couvent réduit à la misère doit encore, par surcroît, abriter le dévergondage de nos jeunes sœurs… quand ce n’est pas l’abbesse elle-même qui leur donne l’exemple!
– Hélas! il faut se résigner, car sans cela, nous mourrions de faim, et il nous faudrait mendier comme l’an passé.
Claude connaissait sans doute les étranges mœurs de ce couvent qui, même en cette époque, était une exception, une sorte d’anomalie. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager qui était assez bien entretenu et planté d’un certain nombre d’arbres fruitiers, maître Claude parvint aux bâtiments à demi effondrés. Il passa sous une voûte, et là se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.
Et cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, qu’on n’eût pas été surpris de voir dans une des innombrables maisons de débauche qui pullulaient dans le vieux Paris, c’était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d’une voix câline, demanda:
– Ce beau cavalier est sans doute de l’escorte qui vient de s’arrêter devant le grand porche?
– En effet, dit maître Claude.
– Et vous avez passé… par la brèche? fit-elle en clignant des yeux. L’entrée du porche est interdite aux hommes, mais ceux qui savent… vous saviez, sans doute?
– Oui; je suis passé par la brèche, parce que je savais.
– Et le beau cavalier, reprit la fille avec un sourire, vient sans doute voir une de nos sœurs?
– Je viens voir madame l’abbesse, dit Claude.
– Oh! quelle voix morne et quel mortel regard vous avez! reprit la fille en frissonnant. Madame l’abbesse? Elle est en conférence avec la noble princesse qui s’intéresse à notre pauvre maison.
– Justement. Je suis de la suite de la princesse, et j’ai ordre de venir la retrouver.
– Ah! c’est différent. Passez, mon brave. Moi, je vais me promener un peu à la chapelle.
La chapelle, en effet, avait été transformée en une sorte de promenoir. La jolie fille, ayant esquissé une chiquenaude et pivoté gentiment, s’en alla. Mais, avant de s’éloigner, elle montra à Claude deux sœurs qui débouchaient sous la voûte, et lui dit:
– Si vous allez chez l’abbesse, vous n’avez qu’à suivre ces deux sœurs…
Celles-ci étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, chose plus fantastique encore que tout le reste, dans ce couvent, il y avait quelques sœurs demeurées pures, accomplissant avec zèle tous les exercices imposés à leur communauté par la règle. D’ailleurs, elles non plus ne parurent s’étonner ou se scandaliser de la présence d’un homme. Seulement, elles baissèrent davantage les yeux.
Entre ces deux femmes, marchait silencieuse, de son allure à la fois raide et glissante, la bohémienne au masque rouge… Saïzuma. Claude les laissa passer. Puis, quand il les vit monter un large escalier, il se mit à les suivre. Les deux religieuses longèrent un couloir et frappèrent à une porte qui s’ouvrit. Alors, elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent et s’éloignèrent lentement. Saïzuma était restée à l’intérieur. Alors, maître Claude s’approcha de la porte. Mais là il s’arrêta et passa ses deux mains sur son front. L’absence de tout obstacle, la facilité avec laquelle il marchait à l’événement terrible lui causaient une angoisse qu’il n’eût pas éprouvée s’il lui avait fallu traverser mille dangers pour arriver jusque-là… Et puis il éprouvait un sourd malaise qui ne venait pas de la situation elle-même, mais d’autre chose… de quoi?
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