– En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage devant l’extravagant spectacle de ses deux meilleurs serviteurs cloués à cet étrange pilori qui tourbillonnait dans l’air.
Une violente décharge partit du moulin. C’étaient les dix ou douze arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l’élan était donné… moins de deux minutes plus tard, au milieu d’effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi… Pardaillan, Charles et Picouic déchargèrent les pistolets… Maintenant, autour du moulin, une foule énorme grouillait.
– À moi! à moi! râlaient Maineville et Bussi, entraînés toujours dans la ronde infernale des ailes du moulin.
– Tue! tue! vociféraient les arquebusiers, les bourgeois et les archers mêlés dans une cohue terrible dans le logis du meunier.
Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n’y avait personne! L’escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d’armes se ruèrent et atteignirent l’étage supérieur du moulin.
Personne!…
Les trois assiégés étaient descendus à l’étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles l’épée à la main. Autour d’eux, au-dessus d’eux, c’était le déchaînement d’un effroyable tumulte fait de mille jurons, des cris frénétiques, des hurlements de ces gens qui croyaient donner l’assaut à toute une petite armée solidement installée dans une forteresse, et ne trouvaient personne, rien!… et se heurtaient, se blessaient, s’injuriaient les uns les autres.
Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de cône sur lequel était bâti le moulin, et montra le chemin à ses deux compagnons qui s’y glissèrent… C’était le dernier refuge!… Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement!… Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches tant bien que mal au-dessus de sa tête.
Maintenant, ils étaient sur le sol même. Les envahisseurs hésitaient à descendre à l’étage inférieur du moulin. On les entendait qui criaient:
– Attention! Il doit y avoir là une mine qui va sauter!…
Enfin, l’un d’eux ayant regardé, et n’ayant vu personne, une bande se précipita et se trouva sur le plancher que les trois assiégés venaient de quitter!… C’était la fin!… On allait découvrir dans un instant l’étroit passage par lequel ils s’étaient faufilés, et on allait ou les tuer à coups d’arquebuses, ou les prendre comme des tigres au gîte…
Ce fut à ce moment terrible que Picouic sentit le sol vaciller sous ses pieds comme s’il eût tremblé… Il se baissa, tâta de ses mains dans l’obscurité. Et il sentit que ses mains touchaient une dalle, et que cette dalle basculait comme si, par-dessous de l’intérieur du sol, on l’eût poussée!… Picouic jeta un cri… En un instant, Pardaillan et Charles comprirent ce qui se passait, et tous trois appuyèrent de toutes leurs forces sur la dalle qui allait livrer passage aux assaillants!…
Et comme ils étaient à genoux, haletants, pesant sur la dalle, une voix creuse, lugubre, lointaine, leur parvint. Et cette voix disait:
– Ah! les lâches! Ils me bouchent la sortie! Attendez que je vous extermine tous!…
– Croasse! hurla Picouic. C’est Croasse!…
En une seconde, la dalle arrachée, soulevée par les trois hommes laissa voir un trou béant, où commençait un escalier de pierre moisie… Et dans ce trou, à la faible lueur du jour qui pénétrait par les planches de ce réduit, apparut la tête pâle, effarée, tragique et comique de Croasse…
Dans le même instant, et avant que Croasse fût revenu de sa stupeur, les trois hommes se précipitaient dans le trou et couraient le long d’un boyau noir, Picouic entraînant Croasse qui osait à peine se demander ce qui lui arrivait. Dix minutes plus tard, ils atteignaient l’autre extrémité du souterrain qui aboutissait à la chapelle Saint-Roch. À ce moment même, les assiégeants trouvaient la dalle soulevée et commencèrent à descendre avec précaution l’escalier de pierre…
L’existence de ce vieux souterrain était, sans aucun doute, ignorée des gens qui avaient habité le moulin. Il avait dû, probablement, servir plus d’une fois dans les guerres de religion d’autant mieux que quelques années auparavant le moulin était encore compris dans les dépendances de la chapelle. Quoi qu’il en soit, les quatre hommes aboutirent à la chapelle, ouvrirent la porte, en sortirent le plus paisiblement du monde et se mêlèrent à la foule qui tourbillonnait au pied de la butte, les yeux fixés sur le moulin. Ils passèrent inaperçus dans cette foule où personne ne les connaissait, et, en hâte, rentrèrent dans Paris, et atteignirent sans encombre la maison de la rue des Barrés.
Là, Croasse fut interrogé sur les événements qui l’avaient amené à devenir un sauveur aussi imprévu.
– Je venais de me battre dans la chapelle contre je ne sais combien d’ennemis que je mis en fuite, dit-il en commençant son récit, lorsque, saisi traîtreusement par sept ou huit forcenés, je fus précipité dans un trou noir où je fus laissé pour mort. Lorsque je m’éveillai, entendant des bruits de bataille, je résolus de me rapprocher de vous, messieurs, et alors…
Longtemps, Croasse poursuivit le récit, de sa belle voix large et creuse. Et quand il eut fini, quand il eut reçu les félicitations de Charles, quand Pardaillan, avec un sourire qu’il ne comprit pas, lui eut déclaré:
– Monsieur Croasse, vous êtes étonnant…
Quand enfin, Picouic lui eut serré les mains avec émotion, Croasse demeura perplexe et se demanda:
– Est-ce que vraiment je serais brave sans m’en douter.? Malheur à moi, alors! Il faudra que je me surveille!…
XXI L’ABBAYE DE MONTMARTRE
Une litière couverte à l’extérieur de simples rideaux de cuir, mais ornée à l’intérieur de coussins de soie et toute tendue de la même étoffe venait de franchir le pont Notre-Dame. Une dizaine de cavaliers vêtus d’un costume sombre et bien armés escortaient cette litière. En avant marchait l’un d’eux. Les autres suivaient par-derrière à dix pas. Les yeux fixés sur la litière, un homme de haute taille et de forte carrure, enveloppé soigneusement dans un manteau, suivait à distance.
Cet homme, c’était maître Claude, l’ancien bourreau de Paris.
Cette litière, c’était celle de la princesse Fausta.
Elle traversa Paris, franchit la porte Montmartre et monta la côte raide par la route qui serpentait sous l’ombrage des hêtres séculaires. Enfin, elle s’arrêta devant le porche de l’abbaye des bénédictines. La princesse Fausta descendit de la litière et, comme si sa venue eût été attendue, la porte s’ouvrit aussitôt. Elle disparut dans l’intérieur de la vieille abbaye délabrée, presque en ruine.
Maître Claude s’était arrêté derrière un arbre. Alors, il se retourna, inspecta avec impatience les pentes de la colline, et, apercevant enfin un homme qui montait lentement, lui fit signe d’approcher. L’homme rejoignit maître Claude, et soulevant alors par un geste machinal les bords du feutre sous lesquels il dissimulait à demi son visage, montra la figure pâle et immobile du prince cardinal Farnèse.
Il portait un riche costume de velours violet, et, comme s’il eût dédaigné de se mettre en défense malgré le trouble des temps, malgré la position périlleuse où il s’était mis en engageant la lutte contre Fausta, il ne portait pour toute arme qu’une fine épée de parade à la poignée enrichie de diamants. Par une sorte de fatalisme, ou par un suprême dédain de la vie, issu de son désespoir, Farnèse se cachait à peine et ne prenait aucune précaution…
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