Le même murmure se fit entendre à nouveau, suivi bientôt du même silence.
– Oremus ! cria pour la troisième fois le prieur. Mes frères, prions pour le salut de l’un de nos frères qui a eu à soutenir un rude assaut du Malin, et qui va faire sa confession.
Jacques Clément quitta sa stalle, s’avança jusqu’au milieu du chœur, se prosterna et dit:
– Mes frères, je m’accuse d’avoir pénétré dans un lieu de perdition, et d’avoir rassasié mes yeux de la vue d’objets impurs.
Un frémissement imperceptible agita les frocs. Il se fit un grand silence. Du fond des capuchons, les yeux luisants se braquèrent sur frère Clément. Jacques Clément tremblait. Une âpre et douloureuse volupté l’étreignait à la gorge. Mais l’impitoyable prieur avait commandé: il fallait obéir.
– Mes frères, dit-il, ces objets impurs, c’étaient d’abord des tableaux licencieux dont vous ne pouvez avoir aucune idée et dont la vue provoqua en votre malheureux frère un trouble profond…
– Oremus ! oremus ! tonitrua Bourgoing d’une voix que plus d’un moine jugea étrange.
– Mes frères, ce fut encore une table magnifiquement servie, où on me força de m’asseoir. Je dus manger de ces mets exquis, tels que poulardes rissolées dans leur jus, confitures fondantes sous le palais, et je m’accuse surtout du plaisir que je pris à un pâté de venaison dont chaque bouchée me mettait du feu à la langue…
– Oremus ! oremus ! bégaya Bourgoing d’une voix pâteuse et pleine de salive.
Les moines qui venaient de dévorer leur portion de haricots cuits à l’eau et au sel reprirent leur oraison en se passant la langue sur les lèvres et se regardant l’un l’autre en hochant la tête.
– Quant aux vins, reprit Jacques Clément avec un sincère désespoir, il est certain qu’ils sortaient de quelque raisin démoniaque, tant ils paraissaient doux et parfumés, et tant ils répandaient une douce chaleur par tout le corps, en sorte que, et ceci est peut-être un semblant d’excuse, mes frères, en sorte, que dès le deuxième verre, j’étais vino perturbatus .
D’un mouvement machinal, le prieur Bourgoing claqua la langue. Mais se reprenant aussitôt:
– Oremus ! oremus ! cria-t-il d’une voix étranglée par un accès de toux.
Et l’oraison des malheureux moines qui venaient, sur leur plat de haricots, de boire un verre de mauvaise piquette prit cette fois une allure désordonnée, comme si vraiment les vins de la confession leur eussent monté à la tête. Quant à Jacques Clément, il frappait sa poitrine à grands coups.
– Mes frères, dit-il, c’est le plus terrible qu’il me reste à confesser.
Les moines frissonnèrent, et plus d’un maudit de bon cœur la confession publique qui déchaînait en eux toutes les tentations défendues. Mais Bourgoing avait peut-être son idée…
– Ce que je vis enfin, reprit Jacques Clément, ce que je vis dans ce lieu de perdition, ce furent des femmes, mes frères… non des femmes telles que nous les voyons dans nos églises ou par les rues, décemment vêtues, mais des êtres sataniques, d’une beauté inconcevable, bien qu’elles fussent masquées, et si peu vêtues, mes frères, que ce n’est pas la peine de parler de leurs vêtements…
Ce fut un silence glacial qui s’établit parmi les moines… un silence d’où montaient des souffles rauques.
– Une surtout, continua le pénitent, une d’entre ces femmes détestables, m’enlaça de ses caresses… et là, mes frères, ah! si je ne commis pas l’horrible péché, si je ne roulai pas dans les abîmes de honte, c’est que profitant d’une dernière lueur de chasteté, je rassemblai tout mon courage et pus m’enfuir…
– Oremus ! oremus ! oremus ! balbutia le prieur en jetant des yeux hagards sur les figures congestionnées de ses moines dont plusieurs finirent par rabattre entièrement leurs capuchons sur leurs visages.
Cependant le prieur Bourgoing, ayant affermi sa voix, donnait maintenant ses ordres pour sauver l’âme en danger de perdition et chasser les démons acharnés sur le pauvre frère.
– Que chacun de vous, dit-il, récite par trois fois dans le courant de cette nuit sept Pater et sept Ave , et une fois le psaume de la pénitence. Pour ce surcroît de besogne, mes frères, vous serez dispensés des offices nocturnes; que chacun demeure donc enfermé dans sa cellule. Quant à frère Clément, nous lui avons déjà indiqué en partie les actes de contrition qu’il aura à remplir. Nous lui compléterons demain sa pénitence, et en attendant, nous l’autorisons par grâce spéciale à demeurer seul au chœur de la chapelle jusqu’à ce que minuit sonne afin que seul avec lui-même, il puisse repasser les détails de sa faute et implorer son pardon.
– Amen ! dirent les moines d’une seule voix.
Alors ils sortirent en rang, les mains croisées, la tête penchée. Puis le prieur sortit à son tour. Puis le sacristain éteignit les deux ou trois flambeaux qui brûlaient dans la chapelle. Dès lors, elle ne fut plus éclairée que par la veilleuse suspendue au plafond par une longue chaîne.
Jacques Clément, prosterné, essaya de prier comme il avait essayé dans sa cellule. Dans ce visage pâli par le jeûne qu’il s’imposait depuis qu’il avait pénétré dans la maison Fausta, les yeux brûlés de fièvre paraissaient seuls. Parfois un frisson le secouait.
Devant lui, ce n’était pas le tabernacle qu’il voyait et l’image de Dieu qu’il appelait avec la profonde ardeur d’une foi absolue, c’était l’image d’une femme qu’en vain il essayait d’écarter. Elle était jolie plutôt que belle, avec des lèvres rieuses et des yeux moqueurs, et une attitude décidée qui la faisait plus jolie encore… Et c’était l’image de Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier.
– Seigneur, murmurait le jeune homme, ainsi, malgré la pénitence, malgré la confession publique devant mes frères assemblés, malgré le jeûne et la prière, l’amour me dévore, l’amour me transporte… Seigneur, ayez pitié de moi!…
Il frappa les dalles de son front… Mais toujours la souriante image se balançait mollement devant lui et tendait ses bras, et il sentait sur ses lèvres la brûlure des baisers que jamais il ne pourrait oublier.
Peu à peu, dans ce cerveau vidé par le jeûne, exaspéré par l’amour, commencèrent à se produire les phénomènes d’hallucination. Les ténèbres, par moments, s’emplirent de lueurs. Au fond de la chapelle, il y eut des bruits qui le faisaient violemment tressaillir…
Tout à coup, Jacques Clément, qui jusque-là avait ardemment prié, fixa son attention sur ce fait: il était seul, dans la nuit, au fond de la chapelle… Et minuit allait sonner! Dès lors une sourde terreur commença à monter en lui.
Jacques Clément était dans cette misérable situation d’esprit, où la pensée s’envole en lambeaux, où l’énergie se dissout, où les forces vives de l’homme se disloquent et s’effondrent.
Un bruit sec, lointain, venu de quelque part, il ne savait d’où, le fit sursauter. Ce bruit, c’était celui de l’horloge, précédant l’heure qui va sonner… Et dans le grand silence terrible qui enveloppait le moine, l’heure sonna avec une désespérante lenteur. Une sueur glaciale inonda son visage. Il compta les coups en frémissant, la gorge serrée par une inexprimable angoisse.
– Neuf!… Dix!… Onze!… Douze!…
Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête… il fit un effort pour se lever et retomba à genoux, pétrifié, convulsé par une horreur sans nom… Car à ce douzième coup… à ce coup fatal du terrible minuit… la chapelle là-bas, au fond du chœur, à l’endroit même où se trouvait la porte des tombeaux souterrains, s’était éclairée d’une lueur étrange. D’une lueur que Jacques Clément comprit aussitôt ne pas être dans son imagination… une lueur réelle… extérieure à lui… Cela formait comme un nimbe très doux…
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