Il allait et venait d’un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d’un air inquiet dans ses évolutions.
– Que faire pour ne pas penser à cela? murmurait-il en claquant des dents.
Il alluma tout ce qu’il y avait de flambeaux dans la chambre, et allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.
– Si je travaillais un peu à mon livre?…
Le manuscrit était tout entier dans la main du roi. Il portait ce titre: La Chasse royale [23] . Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu’agitaient des tremblements, et arriva jusqu’aux dernières lignes, jusqu’à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots:
– Lorsque l’animal est hallali…
– Hallali! gronda le roi. Oh! l’infernal et sinistre hallali qui se prépare!…
Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.
– Qui est là? hurla Charles en se retournant livide.
C’était Nysus, l’un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là tous les deux, le museau pointu en l’air, le regardant et l’interrogeant.
– Ah! fit Charles avec un soupir, c’est vous?… Que voulez-vous?… Êtes-vous chiens de chasse?… Est-ce la curée que vous réclamez?… Arrière, arrière! C’est trop de sang!…
Les deux lévriers effarés se reculèrent en jetant une plainte.
Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s’étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s’incrustèrent sur le tapis; ses yeux se convulsèrent jusqu’à paraître entièrement blancs; sa bouche écuma… ses lèvres crispées laissèrent échapper de confuses paroles qui voulaient être des cris et qui ne formaient qu’un murmure à peine perceptible:
– À moi!… Voici Guise qui m’assassine! Au meurtre!… Qui vient derrière lui?… Coligny! Les huguenots!… À mort! Tuez, tuez!… Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet… Réponds! Que sais-tu?… Guise et Coligny me veulent meurtrir, dis?… Les voici!… À moi!… Cosseins!… Arrêtez ma mère! Ah! je meurs!…
Il demeura pantelant pendant dix minutes.
Puis se redressant sur ses mains:
– Que de sang!… Seigneur! Seigneur!… Voilà que je sue du sang, à présent!… Maître Ambroise, sauvez-moi!… Horreur! c’est du sang! une mer de sang! J’étouffe! à moi! Oh! ils me laisseront noyer dans le sang!… Cela monte… cela clapote… il y en partout… Fuyons, Marie fuyons… Là… plus haut, dans les tours de Notre-Dame!… fuyons, Marie… le sang monte toujours… Plus haut… jusque sur la tour Oh! les cloches! Miséricorde! Le sang monte… Paris! où est Paris?… Plus de Paris… tout est submergé dans le sang!…
Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l’effroyable cauchemar de sa vision.
Puis, il n’eut plus qu’un souffle court et rauque, puis il tomba d’un morne et profond sommeil…
Quand il se réveilla, il faisait jour.
Une fatigue énorme le clouait sur le coin de tapis où il était tombé. Il vit ses deux chiens couchés près de lui et lui léchant les mains. Il les caressa lentement et, au bout de quelques minutes, parvint à se relever…
Ses bras se levèrent et, de toute sa foi maladive, de toute sa croyance nerveuse, il balbutia:
– Seigneur! mon doux Seigneur Jésus!… Ce n’était qu’un rêve!…
XXVII LA CHAMBRE DE TORTURE
Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d’esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte, et de tout leur sommeil intrépide, leur dernière nuit de condamnés.
Car c’est ce matin-là, samedi 23 août, qu’ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.
Et cela équivalait à une condamnation à mort.
Quelle mort!… Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l’étau mortel au point que les veines éclatent et que le sang jaillisse et gicle!…
Voilà ce qui attendait les deux aventuriers. La chose devait se faire à dix heures du matin.
Ils dormaient.
Depuis six jours que le chevalier, ayant été pris devant le couvent où Dieu fut bouilli, avait rejoint son père dans ce cachot, les deux prisonniers n’avaient eu aucune nouvelle du dehors. Montluc n’était pas venu les voir. Peut-être l’ivrogne les avait-il oubliés. Ils ne voyaient même pas le geôlier, car on leur passait à boire et à manger par une sorte de chatière ménagée au bas de la porte. Le seul bruit qui leur parvînt, c’était le pas monotone et sonore d’une sentinelle sur les dalles du couloir, ou bien la crosse d’un mousquet qu’on reposait lourdement.
Les trois premiers jours, et quoi que son père lui en eût dit, le chevalier avait activement cherché un moyen d’évasion.
Il avait sondé les murs: leur épaisseur – peut-être cinq ou six pieds – défiait toute tentative; il eût fallu un an pour arriver à les percer sans le secours des instruments nécessaires – et pour aboutir où? Sans doute dans quelque cachot voisin.
Quant à la lucarne par où filtrait une lumière avare de ses rayons, il n’y avait même pas moyen d’atteindre les barreaux.
La porte était en chêne massif, bardée de fer, hérissée de clous énormes.
L’emploi de la force étant inutile, le chevalier songea à la ruse. Un soir, il se mit à plat ventre, la tête contre la chatière, appela la sentinelle et lui offrit cinq cents écus d’or s’il voulait l’aider à sortir, ne doutant pas que le duc de Montmorency ne payât la dette. La sentinelle répondit que M. de Montluc, le gouverneur, avait une telle défiance qu’il gardait chez lui les clés des cachots où se trouvaient les prisonniers les plus importants; que, même eût-il ces clés, lui soldat, n’ouvrirait pas pour tout l’or du royaume, vu qu’il tenait à sa tête plus encore qu’à la richesse; et enfin, que si le prisonnier lui adressait encore la parole pour quelque motif que ce fût, il se verrait dans l’obligation de faire prévenir le gouverneur, qui ne manquerait pas de faire descendre le tentateur au fond de quelque oubliette des sous-sols. Là-dessus, la sentinelle avait repris sa promenade monotone.
– Tu vois? dit le vieux Pardaillan. Tout ce que tu gagnerais à de nouvelles tentatives, ce serait de nous faire séparer; or, puisque nous n’avons plus que deux ou trois jours à vivre, tâchons de les vivre ensemble. Ah! si tu m’avais écouté, chevalier! Si tu avais suivi mes conseils! Les hommes sont méchants, les femmes perverses. Je t’avais dit de te méfier! Pourquoi diable as-tu voulu déranger le bon ordre établi depuis le commencement des siècles? Un honnête homme, vois-tu, c’est un redoutable animal, et quand, par hasard, il s’en présente un dans ce vaste troupeau de loups qu’est l’humanité, les autres hommes n’ont de paix et de tranquillité que lorsqu’ils l’ont accablé par la force ou par la calomnie, ou enfin, par l’un des mille moyens de tuer que le génie inventif des sociétés a pris soin de créer et de perfectionner. Or ça, qu’as-tu à soupirer? Regretterais-tu de mourir?
– Ma foi oui, monsieur, répondit le chevalier dans la simplicité de son âme. J’aime la vie, je l’avoue. Et puis, il me semblait que j’avais un rôle à jouer et que j’en ai esquissé les premiers gestes à peine. J’eusse voulu faire revivre la vieille chevalerie du temps de Charlemagne. J’eusse voulu être un de ces hommes simples et dignes qui, la lance au poing, le cœur ferme et l’esprit libre, s’en allaient par le monde afin de terroriser les méchants et de réconforter les faibles. Car il y a plus de douleur que de méchanceté parmi les hommes. Le grand troupeau ne rêve que paix et bonheur. Il y a des loups, c’est vrai. Rois, princes, ils sont quelques-uns qui font peser sur le monde le terrible poids de leur ambition; il eût suffi peut-être de susciter quelques bons chevaliers contre ces dévorants. J’eusse voulu être l’un de ceux-là, mon père.
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