C’est en devisant de ces choses que les deux Pardaillan – évitant avec soin de parler de Loïse, l’un pour ne pas éveiller une suprême douleur chez son fils, l’autre pour ne pas pleurer – c’est ainsi qu’ils atteignirent la nuit du vendredi, la dernière nuit.
Comme tous les soirs, ils s’endormirent paisiblement.
Comme tous les matins, le vieux Pardaillan se réveilla le premier, vers six heures. Un mince filet de jour se jouait sur le visage du chevalier; il souriait, rêvant sans doute de Loïse.
Le routier le contempla avec une inexprimable expression de tendresse et de douleur. L’heure terrible était arrivée. Un léger mouvement qu’il fit, réveilla le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit son père penché sur lui.
Alors, chacun d’eux frémit jusqu’au plus profond de l’être, et chacun d’eux s’efforça de garder un visage serein.
Ils ne se dirent rien. Que se fussent-ils dit à ce moment suprême? Le chevalier avait pris une main du vieux routier dans la sienne, et se regardant de leurs yeux intrépides, se souriant parfois comme pour répondre à de lointaines pensées, ils attendirent ainsi.
Enfin, après des heures qui leur parurent des minutes, ils entendirent dans le couloir un bruit de pas nombreux.
À l’instant, ils furent sur pied tous les deux.
Ils s’étreignirent silencieusement, d’une longue étreinte d’adieu.
Toute parole eût été impossible à ce moment. Chacun d’eux n’avait plus qu’une idée: ne pas faire souffrir l’autre par le spectacle de sa propre douleur, ne pas aggraver son agonie…
Au premier mot, ils eussent éclaté en sanglots…
La porte s’ouvrit. Montluc parut. Il avait une escorte de vingt arquebusiers.
Les deux prisonniers se tenaient par la main, d’une si étroite étreinte qu’il eût été difficile de les séparer.
Montluc fit un signe: les gardes entourèrent les deux Pardaillan, qui eurent un dernier éclair de joie sombre en voyant que jusqu’au bout, ils seraient ensemble.
On se mit en marche. Le chevalier constata qu’au bout du couloir, il y avait d’autres gardes qui attendaient; toute la garnison du Temple – soixante soldats – était sur pied.
On descendit un escalier de pierre. On s’enfonça dans les entrailles de la vieille prison.
Enfin, on pénétra dans une vaste pièce dallée.
C’était la chambre de torture.
Le bourreau-juré était là. Près de lui se trouvait un homme qu’à la lueur des torches le chevalier reconnut aussitôt: c’était Maurevert. Le chevalier tourna la tête vers son père et sourit. Maurevert était livide et tremblant de haine impatiente.
Trente arquebusiers se rangèrent autour de la salle aux voûtes surbaissées. De six en six hommes, il y avait une torche. Les Pardaillan virent tout cela d’un coup d’œil. Ils virent le chevalet de torture, avec ses ais, ses cordes, les cordes de bois et le maillet posés sur une dalle; ils virent un brasier où chauffaient des fers, des tenailles. Ils virent le bourreau qui donnait des instructions à deux hommes: ses aides; ils virent Montluc qui causait avec Maurevert… ce fut, dans une seconde, une atroce vision de cauchemar.
– Par lequel commençons-nous? demanda Montluc.
– Monsieur… fit le chevalier en avançant d’un pas.
Aussitôt dix mains rudes s’abattirent sur lui comme si on eût craint quelque tentative désespérée.
– Que voulez-vous? grommela Montluc.
– Une grâce, dit le chevalier en affermissant sa voix d’un effort terrible.
– Parlez…
– Faites que je sois questionné le premier.
– Morbleu! cria le vieux Pardaillan, ce que tu demandes là est injuste. Honneur à la vieillesse, que diable!
– Moi, ça m’est égal, dit Montluc qui interrogea Maurevert du regard.
Maurevert chercha les yeux du chevalier; mais le jeune homme avait tourné vers son père un suprême regard d’adieu.
– Le vieux d’abord! gronda Maurevert avec un accent de haine implacable.
Il avait deviné tout ce que le chevalier allait souffrir en voyant torturer son père. En même temps, il recula vivement vers une porte qui donnait sur une porte de cabinet où divers ustensiles étaient rangés. Là, dans l’ombre, une femme vêtue de noir, le visage couvert d’un long voile, attendait, semblable au génie familier de cet enfer.
Elle fit un signe à Maurevert, qui cria:
– Allons, bourreau, commence ton office.
– Nous disons le plus vieux d’abord? demanda le bourreau d’une voix indifférente.
– Oui. Allons. Dépêche! répondit Maurevert qui haletait.
Les deux aides, le bourreau et quelques gardes saisirent le vieux routier.
– Mon père! mon père! rugit le chevalier dans une clameur déchirante.
Et le désespoir le galvanisant d’une secousse électrique, il se courba, se raidit, se secoua, faisant vaciller et trembler les huit gardes qui essayaient de le maintenir. Il y eut une minute de tumulte et de désordre, Montluc tirait sa dague, et Maurevert cria: Les chaînes! les chaînes! lorsque tout à coup la porte de la chambre des questions s’ouvrit, et une voix haletante, une voix de femme, éclatante, domina les bruits de l’affreuse lutte:
– Au nom du roi!… Il y a sursis!…
À ce cri «au nom du roi», tous demeurèrent immobiles, jusqu’au bourreau qui laissa tomber les chaînettes dont il commençait à lier les jambes du chevalier, jusqu’à Maurevert qui se mordit les poings pour étouffer un hurlement de rage, jusqu’à Catherine de Médicis qui, dans son ombre, tressaillit violemment.
Et tous virent alors une femme, une jeune femme à tournure élégante, modestement vêtue, qui jetait un regard de compassion émue et de joie profonde sur les deux condamnés, et qui, les mains jointes, murmurait:
– Que bénie soit la Vierge Marie, ma sainte patronne, j’arrive à temps!
Les deux Pardaillan s’étaient saisis par la main.
– Marie Touchet! murmura le chevalier qui s’inclina d’un air de grâce d’une simplicité prodigieuse en un tel moment.
– Qui êtes-vous, madame? demanda Montluc en s’avançant vers la jeune femme.
– Je suis une messagère du roi de France, voilà tout ce qui vous importe, monsieur, dit Marie Touchet.
– Comment êtes-vous parvenue ici?
Sans répondre, elle tendit un papier que Montluc alla lire à la lueur d’une torche. Il contenait ses mots:
«Ordre au gouverneur, portiers et tous geôliers du Temple de laisser passer le porteur des présentes jusqu’à la chambre des questions. Signé : Charles, roi.»
– Et maintenant, lisez ceci, reprit Marie Touchet.
Et elle tendit à Montluc stupéfait un deuxième papier sur lequel le roi avait, de sa main, tracé cette ligne:
«Ordre de surseoir à l’interrogatoire de messieurs de Pardaillan père et fils. Signé : Charles, roi.»
Montluc, ayant lu, se tourna vers le sergent qui commandait les gardes, et dit:
– Emmenez les prisonniers dans leur cachot. Bourreau, tu reviendras quand il plaira au roi.
– Un instant, gronda Maurevert. Tout n’est pas dit…
– Tout est dit quand le roi ordonne, dit Montluc. Gardes, emmenez les prisonniers.
Le chevalier et le vieux routier, pendant ces quelques instants, avaient tenu leurs yeux fixés sur Marie Touchet et l’éloquence de leurs regards la remerciait. Ils sortirent, environnés de leurs gardes, déjà plus respectueux; ils étaient étourdis, l’âme endolorie de cette joie puissante que peu de condamnés en pareilles circonstances peuvent supporter sans défaillir.
Alors Marie Touchet s’éloigna à son tour, pareille à un de ces anges de la légende descendu un instant dans la demeure des démons.
Il n’y eut plus dans la lugubre salle que Maurevert et Montluc.
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