Des jurons masculins éclatèrent sur toutes ces bouches de femmes. Les Corbacque , les Mort du Diable , les Sang du Christ , les Tête et Ventre se croisèrent furieusement.
Un geste de la reine calma cet orage.
Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.
– Je suis bien punie d’avoir voulu la paix! Punie d’autant plus que la trahison vient de ceux à qui j’avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m’avait inspiré une sorte d’affection. Parmi vous, il en était une que j’aimais plus que toutes. C’est celle-là qui me trahit! Qui vous trahit! C’est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées!
La reine parlait sans colère.
Une immense douleur éclatait dans sa voix.
Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d’horreur.
Qui d’entre elles avait trahi?…
– Celle dont j’ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah! elle ne s’est pas trompée! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L’abominable traîtresse s’appelle Alice de Lux.
– La Belle Béarnaise! hurlèrent plusieurs voix.
Et la tempête se déchaîna: tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal.
Puis les hurlements s’apaisèrent; les derniers échos, là-haut, dans l’obscurité des voûtes, s’éteignirent.
– L’homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c’est ce huguenot hypocrite qui avait su m’inspirer une véritable amitié: le comte de Marillac!… Patience, mes filles, patience et silence! Ne soyez pas effrayées en vain. Car vous savez que votre reine veille sur vous. Voici ce que j’ai résolu. À partir de cette nuit, dès que vous sortirez d’ici, vous vous rendrez tous en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu’à dimanche. Pas une de vous, d’ici là, ne se hasardera à sortir, car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous verrez à quels actes peut se porter une reine telle que moi quand il s’agit de sauver une religion menacée, de sauver surtout des amies précieuses et fidèles… Vous serez donc sauvées. Mais ce n’est pas tout, mes filles!
Elle prit un temps et ajouta soudain:
– Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.
Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.
Seul un long soupir de haine qui s’exhala de ces seins de jeunes femmes fut l’indication de ce qu’elles éprouvaient: la rage chauffée à blanc, l’esprit de vengeance porté jusqu’à l’exaspération, la folie du meurtre…
– Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d’abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s’est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi… Je le veux! Dieu le veut!
Le frémissement qui s’élevait, les protestations qui éclataient s’éteignirent aussitôt.
– Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l’exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais…
Haletantes, elles se suspendirent à ses lèvres.
– Mais si Panigarola hésitait… si sa main tremblait… si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien… alors, mes filles, à mon signal, vous accourriez… et vous feriez le reste. Ce signal…
Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.
– Ce signal, le voici! dit-elle d’une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai: Dieu le veut!
Elle prononça ce mot d’un accent si rude, si sauvage, que les cinquante filles en eurent un recul d’épouvante.
Mais aussitôt, entraînées dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd:
– Dieu le veut!…
Catherine, les bras au ciel, transfigurée, violente, terrible à voir et à entendre, cria dans le tumulte:
– Seigneur! vois ces armes qui se dressent pour ton service! Seigneur, pardonne-moi, dans cette solennelle minute, de me substituer à tes représentants!… Mes filles, vos poignards sont des croix… Je les bénis!…
Un grand souffle de superstition courba toutes les têtes… L’obscurité se fit soudain complète… Les cierges de l’autel s’éteignirent… Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendaient les marches de l’autel.
La reine s’enfonça dans les ténèbres de l’église et disparut là-bas, vers le maître-autel au-dessus duquel une veilleuse suspendue aux voûtes par une longue chaînette brûlait seule, pareille à une étoile qui eût tristement éclairé un sépulcre.
Vers cette étoile pâle, cette ombre qu’était la silhouette noire de Catherine se dirigea à pas lents et silencieux.
Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l’épouvante et l’horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.
Et le poignard à la main, elles attendirent.
Vingt minutes s’écoulèrent. Les rafales qui mugissaient autour de la vaste église, dans le cloître, donnaient plus de profondeur au silence de l’intérieur. Car la tempête qui avait menacé toute la soirée paraissait alors sur le point d’éclater. Parfois un éclair immense illuminait les saints des vitraux enserrés dans leurs mailles de plomb; et cette lueur livide rapide, pour une seconde, mettait en relief les visages convulsés des cinquante; alors un grondement sourd roulait au-dessus de l’église, la rafale jetait une plainte stridente, puis tout retombait au silence et aux ténèbres.
Onze heures sonnèrent.
Puis la demie.
À ce moment, un homme s’approcha du maître-autel et d’une main tremblante alluma quatre cierges, deux à droite, deux à gauche du tabernacle. Cet homme passa alors une main sur son front pour essuyer la sueur qui l’inondait. Il était blême. Il vacillait sur ses jambes. Il se retourna et vit la reine prosternée dans une attitude de recueillement.
Il descendit les marches, s’approcha d’elle et se pencha.
– Madame, balbutia-t-il.
Et comme elle ne répondait pas, il la toucha à l’épaule et murmura:
– Catherine!…
La reine releva la tête; cette tête était effrayante.
– René, demanda la reine dans un souffle, tout est-il prêt?
Ruggieri joignait les mains.
– Madame, dit-il d’une voix sourde, ceci est un rêve atroce. Oh! vous lui ferez grâce, n’est-ce pas? Grâce, ma reine! Pitié pour mon fils! Pitié pour moi qui vous ai aimée jusqu’à me faire empoisonneur! Qu’est-ce que cela vous fait que cet homme vive? Puisqu’il va partir! Puisqu’il ne reviendra jamais!…
La reine s’était mise debout.
– René, dit-elle, par le Dieu vivant qui nous écoute, je te jure que j’ai aujourd’hui voulu le sauver… J’ai interrogé Alice… J’ai surpris la vérité… Elle est terrible, cette vérité! Non seulement Déodat sait qu’il est mon fils, mais il s’en vante! Alice de Lux connaît le secret. Et comment le saurait-elle, s’il n’avait parlé?… Qui sait ce qu’à eux deux ils pourraient faire de ce secret si je les laissais fuir?… Non, René, il n’y a pas de pitié possible, puisque je n’en ai pas trouvé au fond de mon cœur, sous le regard de Dieu… Et toi-même, ne l’as-tu pas condamné? Ne l’as-tu pas vu mort, le sein percé? Son ombre ne t’est-elle pas apparue là-bas, dans la tour… Tu vois bien que Dieu l’avait condamné avant moi!
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