Et ses doigts s’incrustaient sur la sacoche.
À un moment, elle s’arrêta haletante: elle se trouvait dans une rue étroite et venait d’apercevoir un peu de lumière filtrant entre les jointures d’une porte: l’homme qui la suivait s’arrêta à trois pas d’elle.
– Oh! si c’était une auberge! murmura-t-elle, les dents serrées par la terreur et l’angoisse.
Un large éclair déchira l’obscurité, inonda la rue d’une lumière livide. Et à cette lueur, Laura entrevit une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte en grinçant au vent.
L’enseigne représentait deux morts [19]attablés, buvant et causant.
– C’est une auberge! gronda-t-elle.
Et elle s’élança vers la porte.
À cet instant, elle se sentit saisie par deux bras vigoureux et renversée sur la chaussée, tandis qu’une main rude s’appuyait sur sa bouche pour l’empêcher de crier.
Laura était vigoureuse. Elle se raidit dans un désespoir furieux.
– Diable! diable! grommela une voix avinée, on fait la méchante! À bas les pattes! En voilà une enragée!…
La vieille mordit la main qui s’appuyait sur sa bouche. Cette main se retira; Laura se mit à hurler:
– À moi! Au guet! Au meurtre!
Le dernier cri s’étrangla dans sa gorge; la main qui s’était retirée de sa bouche venait de s’incruster sur son cou, les doigts s’y enfonçaient… et cette tenaille serrait d’un mouvement lent, d’une pression savante…
La vieille Laura se débattit quelques instants encore.
Ses yeux convulsés, tout grands ouverts, cherchaient à voir.
Un nouvel éclair enveloppa cette scène de lueur blafarde, et la vieille aperçut une hideuse figure de truand penchée sur elle. Le truand continua à serrer.
Et tout à coup, la vieille espionne se tint immobile, sa tête roula sur son épaule, ses ongles s’implantèrent dans la boue de la chaussée.
Elle était morte.
Le truand la palpa, la retourna en grommelant.
Lorsque le truand eut trouvé la sacoche, il la soupesa, et un sourire de satisfaction balafra son visage, comme les éclairs balafraient le ciel noir.
Alors il saisit la vieille, la rangea proprement le long d’un mur, et esquissant un signe de croix, bredouilla rapidement un Pater .
– Là! grogna-t-il, me voilà en paix. Entrons maintenant aux Deux morts qui parlent … Ah! ah! En voilà une qui ne parlera plus jamais!
Pourtant, si cuirassé qu’il fût, et si bien qu’il eût fait la paix avec sa conscience, grâce au Pater qu’il venait de réciter, le truand ne put échapper à cette rêverie spéciale qui s’appesantit sur le meurtrier.
Il demeura là une minute, arrangeant le cadavre contre le mur de façon qu’il ne pût être mouillé par le ruisseau du milieu de la ruelle.
«C’est drôle, songeait-il. Ce matin encore pauvre comme Job, me voici riche ce soir. Riche! Que de fois j’ai souhaité la richesse! Par les tripes du diable, il y a quarante mille livres là-dedans, et je n’en suis pas plus joyeux… Au fait, y sont-elles, les quarante mille livres!… Si je sais bien compter, c’est mon seizième cadavre, depuis que j’exerce la digne profession de tueur aux gages… Seize cadavres!… Bah! je tue, on me paye, et tout est dit…»
Le bandit frissonna. Peut-être tout n’était-il pas dit dans cette conscience obscure.
Il continua son monologue, attendant un nouvel éclair pour voir une dernière fois la vieille, peut-être par cette terrible curiosité du criminel, ou peut-être simplement pour s’assurer qu’elle était bien morte.
Il était accroupi, regardant de ses yeux hagards, et il songeait:
«Ce matin, donc, je vois entrer l’homme dans ma cassine. Il cachait bien son visage… mais je connais tous les visages de Paris, moi! Suffit, le seigneur astrologue ne voulait pas être reconnu; soit: ni vu, ni connu! Monseigneur Ruggieri, on est discret dans mon métier. L’homme me dit: combien pour une vieille femme? – Cinq écus de six livres, ce n’est pas trop. – Voici les cinq écus. Tu iras rue de la Hache, au coin de la rue Traversine, tu attendras devant la maison; il y a une porte verte. Vers huit heures, la femme s’en ira. Tu la suivras. Mais pour la frapper, tu attendras qu’elle soit loin, très loin de la maison. Compris, n’est-ce pas? – Compris, par les boyaux du diable! – Bon, qu’il me dit encore. Maintenant, écoute bien. Si tu n’exécutes pas bien la chose, si tu frappes mal, si la femme en revient, tu seras pendu. On te connaît, mon brave, on a l’œil sur toi. – Paix, monseigneur! La besogne sera faite et bien faite! – Alors, écoute: ce n’est pas cinq malheureux écus que tu auras gagnés: la femme aura sur elle au moins quarante mille livres: c’est pour toi!…»
Le truand souffla fortement et tâta le cadavre.
– Hum! elle se refroidit déjà! grogna-t-il… Quarante mille livres! En entendant cela, je m’assieds de saisissement sur mon escabeau. L’homme s’en va… Quelle journée! Il me semblait que jamais le soir ne viendrait!… Il est venu pourtant! Et la vieille est bien sortie de la maison à la porte verte! Et je l’ai bien suivie! Et la voilà morte!… à moi les quarante mille livres!
Un éclair, à ce moment, illumina la face convulsée du cadavre.
Le truand se releva.
– Pas de danger qu’elle en revienne, monsieur l’astrologue!… Entrons là, j’ai soif…
Il frappa d’une façon spéciale. La porte s’entrouvrit. Le truand entra et alla s’asseoir dans un coin obscur, la sacoche sur ses genoux, sous la table.
Il parvint à entrouvrir la sacoche, y plongea la main, tâta les rouleaux d’écus, sentit les pierres sous ses doigts.
– Bon! les quarante mille livres y sont. Cornes d’enfer! Pourquoi ne suis-je pas plus joyeux?…
Qu’eût dit le truand s’il eût connu la véritable fortune que renfermait la sacoche…
Peu nous importe, au fond.
Cette sinistre silhouette apparue un instant disparaît de notre récit sans que nous sachions si nous la retrouverons plus tard. C’est une ombre qui passe: nous l’avons noté pour le geste tragique inspiré par Catherine, qui avait toutes les prudences.
Le truand ayant vidé plusieurs flacons, paya et s’en alla sans bruit.
Nous ignorons ce qu’il devint, et sur ce point, nous donnons libre carrière à l’imagination du lecteur.
Mais puisque nous venons de pénétrer dans le cabaret des Deux morts qui parlent , jetons-y un coup d’œil.
Il y avait nombreuse société, surtout composée de femmes, dans ce que Catho appelait la grande salle. Catho était sujette aux hyperboles et exagérations. En vérité, cette «grande salle» était assez étroite. Elle contenait cinq tables. À chaque table, il y avait trois ou quatre buveurs, truands et ribaudes, physionomies féroces ou abêties, gens de sac et de corde, qui composaient la clientèle nocturne du cabaret.
En effet, l’auberge des Deux morts qui parlent , fréquentée le jour par des bourgeois et des soldats, devenait la nuit un véritable repaire, Catho ne s’était jamais senti le courage de refuser l’hospitalité à ses anciennes connaissances.
Il en résultait que cette salle avait le jour l’aspect du plus honnête cabaret qui fut dans le quartier, et la nuit l’apparence d’une véritable caverne où se réfugiaient des gens poursuivis par le guet, des ribaudes qui attendaient la bonne fortune.
Ce soir-là, il y avait plus de femmes que d’hommes, à cause de l’orage.
L’orage était propice aux rôdeurs, tire-laine et francs-bourgeois: il était au contraire défavorable aux ribaudes.
Deux garçons herculéens servaient à boire à cette clientèle qui professait un respect non dissimulé pour leurs poings énormes. Dans la journée les deux colosses, véritables chiens de garde, étaient remplacés par de jeunes et jolies servantes: on voit que Catho connaissait à merveille sa double clientèle et s’entendait à son commerce.
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