Il s’était croisé les bras et frappait furieusement du talon.
Sous ces coups, une pierre à moitié descellée se détacha, tomba dans le vide… d’en bas une clameur de stupéfaction, de rage et de terreur monta jusqu’à eux…
– Tiens! tiens! fit simplement le vieux routier. Mais ça écrase, ça!…
– À l’œuvre, rugit le chevalier.
Ils se baissèrent, tous deux; leurs deux dagues attaquèrent un bloc, firent levier, une poussée précipita le bloc dans le vide, et, en bas, une large trouée se fit dans la foule des reîtres.
Dès lors, ils ne regardèrent plus.
Chacun travailla de son côté; la grêle de pierres se mit à pleuvoir; pièce par pièce, ils démantelaient la muraille; ils commençaient l’un par un bout, l’autre par le bout opposé; et à mesure que chacun d’eux avait lancé un bloc dans l’espace, il avançait. Ils étaient aussi fermes sur l’étroite corniche que sur la terre; un geste de trop, un mouvement à faux, et ils étaient précipités; ils n’y prenaient pas garde… Quand ils se rejoignirent, ils regardèrent en bas et virent qu’il n’y avait plus personne dans la cour!…
– Voilà une manière de descendre, hein, chevalier! fit le vieux.
– C’est plus doux qu’un escalier, monsieur!
– Et commode, donc!
– Encore une douzaine de rangées…
– Et nous nous trouverons portés à terre!
Ils riaient; ils étaient noirs de fumée et de poussière; leurs yeux flamboyaient; leurs mains s’étaient ensanglantées; leurs habits étaient en lambeaux; ils riaient comme des fous; ils riaient, non de la fuite des assaillants, non du sauvetage fabuleux, ils riaient sans savoir, et ils avaient des faces terribles de titans escaladant l’Olympe et jetant le défi suprême au maître des dieux!…
Un coup d’arquebuse retentit; la balle fit tomber le chapeau du chevalier.
– Ce n’est pas moi qui vous salue! hurla-t-il.
Les arquebusades se succédaient; les balles sifflaient autour d’eux; de la rue, deux ou trois cents reîtres les visaient, tandis que la foule poussait ses hurlements de mort…
Alors le vieux longea la muraille et vint surplomber sur la rue…
– Rangez vos crânes! vociféra-t-il.
On vit le titan soulever dans ses bras un moellon qu’il lança à toute volée.
– Place, monsieur! dit le chevalier.
Et à son tour, il s’avança, tandis que le vieux se couchait sur la crête pour le laisser passer.
Le moellon du chevalier traça sa courbe dans l’espace, tomba, rebondit parmi les hurlements d’épouvante.
– Je crois que j’en ai écrasé une douzaine, dit froidement le chevalier.
– Quatre de plus que moi! Il me faut ma revanche! cria le vieux routier.
En effet, pendant que son fils lançait une pierre, lui, avait descellé un autre moellon; ce fut au tour du chevalier de se coucher sur la crête pendant que le vieux s’avançait à l’extrême bord de la muraille…
– Pan! Pif! Paf! Pan! Huit! Douze! Quinze! À toi, chevalier!
Pendant trois minutes, l’effrayante manœuvre se poursuivit; à coups de moellons, les deux titans déblayaient la rue comme ils avaient déblayé la cour; la muraille baissait; ils descendaient à mesure d’un cran; et finalement les arquebuses se turent!… Dans la rue, il n’y avait plus personne! Les assaillants avaient reflué à droite et à gauche de l’hôtel se culbutant, jurant, hurlant… Damville, livide, saisit sa tête à deux mains, et tandis que là-haut retentissait le rire des titans, ceux qui environnaient le maréchal virent qu’il pleurait à chaudes larmes, de rage, de honte et de fureur!…
La muraille avait baissé de sept à huit rangées de moellons…
Les deux titans, voyant la rue libre et l’hôtel entièrement dégagé, dirent ensemble:
– Partons!…
Ils sautèrent sur le toit de la loge du suisse; du toit, ils sautèrent dans la cour; là, ils se regardèrent un instant et ne se reconnurent pas, tant leurs faces noires et sanglantes flamboyaient d’audace et d’orgueil!…
Les Pardaillan, enjambant cadavres et décombres, traversèrent la cour en quelques bonds, escaladèrent le perron et se jetèrent dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de Montmorency.
Le chevalier, qui marchait le premier, se sentit saisi par deux bras puissants, enlevé, pressé sur une large poitrine: et le maréchal de Montmorency, l’embrassant sur les deux joues, murmura en frémissant:
– Mon fils! Mon fils!…
Pardaillan, alors, jeta autour de lui un regard égaré: il vit Jeanne de Piennes qui, indifférente, souriait à son rêve; il vit François de Montmorency qui pleurait; il vit Loïse toute droite, toute pâle, qui l’examinait d’un air de suprême gravité, comme elle eût examinée quelque chose de colossal, d’émouvant et de grandiose.
À travers les sanglots qui maintenant soulevaient sa mâle poitrine, François de Montmorency répétait:
– Mon fils! Mon fils!…
Et ce mot disait sa gratitude infinie, son admiration, sa volonté d’exprimer le sentiment le plus haut et le plus humain qui soit dans l’homme…
– Mon fils! Mon fils!…
Le chevalier laissa errer du maréchal à Loïse son regard ébloui. Et le titan se sentit faible comme un enfant…
Il balbutia:
– Votre fils!… oh! prenez garde que je ne me trompe sur le sens de ce mot!… Maréchal! Maréchal de Montmorency! Vous m’appelez votre fils… moi!…
Le maréchal comprit l’angoisse qui montait dans ce cœur de lion.
Il se tourna vers sa fille et dit:
– Réponds, Loïse!…
Loïse devint très pâle. Ses yeux se remplirent de larmes. Puis une étrange expression de souveraine gravité s’étendit sur ce fin visage de vierge. Elle ouvrit les bras et, d’une voix qui tremblait légèrement, elle dit:
– Mon époux… soyez le bienvenu dans la maison de mes pères… ta maison, ô mon époux!…
Le chevalier chancela, s’abattit sur ses genoux, son front s’inclina sur les deux mains de Loïse, et il se prit à pleurer…
– Pardieu! s’écria le vieux routier. Je te disais bien qu’elle ne pouvait être qu’à toi! Tu l’as conquise le fer à la main!
Mais Loïse secoua la tête. Son pur regard évoqua une seconde des choses dont elle gardait le souvenir au fond de son cœur et elle murmura:
– Non, non… je l’aimais avant!… Là-bas… la petite fenêtre du grenier… c’est là qu’il m’a conquise… par son regard… par l’amour!…
Comme les paroles sont lentes! Et que valent les descriptions en de tels moments!… Dans l’intense émotion qui les faisait palpiter, cette scène n’avait duré que quelques secondes. Ce fut un cri, un geste d’éclair, une explosion d’amour. Ce fut, dans le cadre tragique de l’hôtel fumant, parmi les ruines, dans la vaste et funèbre rumeur de mort qui emplissait Paris, au son du tocsin de toutes les églises, au bruit sourd des détonations et des arquebusades, tandis que le ciel noir de fumée se nuançait des tons écarlates des incendies et des bûchers, ce fut, dans cette minute épique, dans ce décor prodigieux, l’enlacement suprême de deux âmes qui, depuis des temps, allaient l’une vers l’autre!…
Cela dura deux ou trois secondes.
Loïse, dégageant ses mains, alla au vieux routier, lui mit ses bras autour du cou, et comme le maréchal, avait dit «mon fils» au chevalier, elle dit:
– Mon père!…
La rude moustache du routier trembla. D’un geste brusque, il écrasa quelque chose au coin de sa paupière.
Puis il saisit Loïse à pleins bras, l’enleva et cria:
– Vive Dieu! La jolie fille que j’ai là!… Savez-vous, ma mignonne, que je vous ai portée dans mes bras, jadis, et que, pendant deux heures, vous avez dormi dans le même berceau que…
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