Et elle était fendue, lézardée, éventrée par places!…
– Il faut mourir ici! dit Montmorency avec le calme du désespoir.
Et il eut un rire étrange…
Et, comme il jetait derrière lui un rapide regard, par la porte de la salle d’honneur, il vit sa fille Loïse qui accourait, bondissait, une dague a la main.
– Mon père! cria-t-elle, vous allez voir comment sait mourir une Montmorency!
– Ta mère! hurla François en assénant un terrible coup d’estramaçon qui fit reculer le flot des assaillants.
Loïse s’arrêta, pantelante. Sa mère!… Il fallait qu’elle vécût pour sa mère!
À cet instant, François de Montmorency, livide, sanglant, déchiré, effrayant, eut un rugissement de joie terrible:
– Enfin! Toi! toi! Enfin!…
Il avait Damville devant lui!…
Dans un de ces suprêmes coups d’œil qui durent ce que dure un éclair, voici ce que vit François de Montmorency.
Il était sur le perron, son estramaçon levé à deux mains.
Derrière lui, sa fille. Au fond de la salle, sur un fauteuil, Jeanne de Piennes, souriante devant ces horreurs…
Près de lui, deux hommes encore vivants.
Au bas des marches, Damville, son frère Henri, levant vers lui une face convulsée de haine, montant, une lourde rapière au poing, et dardant sur lui des yeux flamboyants, Henri grondait:
– Place! place! À moi! Celui-là est pour moi!…
Derrière Damville, à sa droite, à sa gauche, une foule de gens d’armes pressés, tassés, un bloc hérissé d’épées, de dagues, qui emplissait la cour tout entière, quatre cents tigres entassés là, des flamboiements d’acier, une clameur sauvage:
– À mort! à mort!
Au milieu de cette foule, un tombereau chargé de poudre qu’on venait de faire entrer.
Au-delà, la porte de l’hôtel, démantelée, jetée bas, béante…
Par ce large trou béant, la rue apparaissait noire de foule, noire de fumée, une houle de visages effroyables, un océan de peuple, d’où montait la même clameur obstinée, rauque, sauvage:
– À mort! à mort!
Au-delà, Paris, dans un brouillard de buées rousses, de fumées noires.
Une rumeur, un grondement inapaisable, fait des centaines et des milliers de voix qui hurlaient à la mort.
Dans les airs, parmi des tourbillons qui déroulaient leurs sombres volutes sous l’éclatant soleil, les rafales monstrueuses des hurlements du tocsin, les cloches sonnant l’immense hallali, les sourdes détonations, les arquebusades lointaines…
Voici ce que Montmorency vit et entendit dans cet inappréciable temps de récit pendant lequel Damville, refoulant ses hommes d’armes pour atteindre son frère, gronda:
– Place! il est à moi!…
Au même instant, les deux frères se trouvèrent l’un devant l’autre.
Les deux hommes qui avaient survécu à l’effroyable carnage et qui se trouvaient près de Montmorency tombèrent.
Damville fit un geste qui arrêta les centaines de dagues levées sur François, et il hurla:
– Vivant! Il me le faut vivant!
François avait levé son estramaçon qui jeta dans l’air un flamboiement rouge. L’estramaçon décrivit sa courbe et s’abattit avec une violence capable de fendre un homme.
Damville fit un bond en arrière.
L’estramaçon de François heurta la marche de marbre et se brisa.
– Malédiction! rugit Montmorency en dressant vers le ciel son visage enflammé.
– À moi! hurla Damville. François, tu meurs de ma main! Adieu, mon frère! Rappelle-toi que tu m’as confié Jeanne de Piennes! Sois tranquille, j’en aurai soin!
En même temps, il se rua sur François désarmé.
François, d’un coup de son tronçon d’épée, para le coup formidable qui lui était destiné. Au même instant, d’un bond, il entra dans la salle d’honneur et, d’un geste frénétique, saisissant sa fille dans ses bras, il tonna:
– Ni Jeanne! ni Loïse! ni moi! Aucun de nous ne sera à toi!
Il arracha la dague des mains de la jeune fille et, entraînant Loïse près de sa mère assise au fond de la salle, il leva l’arme sur Jeanne de Piennes!…
– Mourons! Mourons ensemble! Adieu!…
À ce moment, une clameur énorme, une clameur d’imprécations, de malédictions, de plaintes déchirantes jaillit ainsi de la cour, mêlée au grondement sourd de quelque chose qui s’écroule!…
Le bras de Montmorency prêt à frapper Jeanne, à frapper Loïse, à se frapper lui-même, ce bras demeura suspendu. Hagard, il regarda vers la porte et vit que Damville n’était pas entré dans la salle d’honneur!
Damville avait bondi au bas du perron, avec un cri de malédiction!
Damville fuyait vers la rue!
Les reîtres fuyaient, tourbillonnaient, se heurtaient éperdus, se frappaient les uns les autres pour fuir plus vite!
Que se passait-il?…
En quelques bondissements, haletant, la tête perdue, délirant d’un espoir insensé, Montmorency regagna le perron…
Ce qui se passait?…
Voici:
Du haut de la muraille demeurée debout, seule de tout le bâtiment qui avait sauté, du haut de cette muraille, disons-nous, un bloc de pierre avait roulé, s’était abattu au milieu de la cour, écrasant trois ou quatre hommes…
Un accident?…
Non! non!…
Tous ayant levé la tête, aperçurent à travers les tourbillons de fumée deux hommes debout, deux êtres étranges qui marchaient sur l’arête de la muraille branlante, se baissaient, se relevaient, avançaient reculaient…
Et aussitôt après le premier bloc, un deuxième tomba, roula, écrasa, traça un large sillon sanglant, puis un autre, et un autre encore, sans arrêt!… Cela pleuvait! Une pluie de pierres de taille, une muraille qui se transformait en catapulte, qui s’écroulait, morceau par morceau, écrasant, tuant, poursuivant, frappant à mort!…
Quelle panique! Quels hurlements de rage et d’épouvanté! Où se cacher? Où se terrer? Où fuir? Place! Place, par les tripes du diable! Tiens, crève donc! Je passe! À moi! Je meurs! Miséricorde!… Place! Passe donc, par l’enfer!
Des cris d’agonie, des soupirs rauques, des gens qui se battent, des cervelles qui sautent, un remous féroce vers la porte trop étroite, un tourbillon d’êtres délirants, fous de terreur, une tuerie pour aller plus vite!…
Et vingt secondes après la chute du premier bloc, il n’y avait plus dans la cour de l’hôtel que des cadavres et des blessés aux membres fracassés!…
Et là-haut, sur l’infernale muraille, les deux êtres fabuleux, entourés de fumée et de poussière, noirs, étincelants, rouges, déchirés, flamboyants, les deux Pardaillan éclataient d’un rire terrible!…
La muraille sur laquelle se trouvaient le chevalier de Pardaillan et le vieux routier dominait l’hôtel central, c’est-à-dire que les deux épiques travailleurs étaient plus haut placés que le toit qui abritait en ce moment le maréchal de Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse.
Il leur eût été facile de sauter sur ce toit, de gagner la première lucarne et de descendre par le grenier.
C’est ce que le vieux routier avait fait remarquer à son fils sur le premier moment, c’est-à-dire lorsque, s’étant penchés, ils reconnurent qu’ils avaient abouti à l’hôtel Montmorency.
Le chevalier secoua frénétiquement la tête. Il montra le maréchal debout, entre ses deux derniers compagnons, et derrière lui, Loïse. Et il gronda:
– Si elle meurt, c’est la tête la première que je descendrai!…
– Enfer! rugit le vieux, avoir tenu tête à Paris tout entier! Avoir saisi la mort par les cornes et l’avoir terrassée! Avoir échappé au pressoir de fer! Avoir passé à travers des légions de démons! Avoir semé l’épouvante sur ton passage! Et venir te tuer ici!…
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