Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou s’il voyait quelque chose, ce n’était que la petite fenêtre d’en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés.
La fenêtre était d’ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient – si on peut appeler sommeil cette sorte de fiévreux assoupissement mêlé de rêves qui, depuis des années, était l’unique repos de Jeanne de Piennes. Quant à Loïse, elle dormait de tout son cœur, étant encore à cet âge heureux et si vite écoulé où les ennuis de la vie se dissipent comme une vision dès que se ferment les yeux.
Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d’abord atterré de ce qu’il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d’Anjou. Et maintenant que le feu de l’action était tombé, il comprenait l’énormité de son acte.
Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris.
Pendant les grandes guerres qui venaient d’être faites contre les huguenots, il s’était couvert de gloire. Il avait été placé à l’âge de seize ans à la tête des armées royales. Il avait gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour [15], il avait battu Coligny, il avait tué de sa main on ne savait combien d’hérétiques. Il en tuerait plus encore, c’était sûr! Enfin, il était l’espoir du peuple et de la religion. Il se trouvait bien quelques mauvaises langues pour dire que le maréchal de Tavannes avait conduit ces expéditions de fait, tandis que le duc d’Anjou ne les avait conduites que de nom. Ces mêmes mécréants – il s’en trouve à toute époque pour dénigrer la gloire – prétendaient que le frère de Charles IX n’était bon qu’à faire des tapisseries et à jouer au bilboquet, ses deux occupations favorites, qu’il s’entendait principalement aux questions de toilette, et qu’en fait d’armée il n’avait jamais su commander que l’armée des mignons, lesquels, fardés, parfumés, vêtus avec une indécente magnificence l’escortaient partout. Mais ce n’étaient là que des propos jaloux. En réalité, le peuple de Paris, qui est grand connaisseur et jamais ne se trompe, avait fort acclamé le duc d’Anjou pendant les deux ou trois entrées triomphales qu’il avait faites en mirifique costume de satin, monté sur un cheval blanc qui caracolait et faisait des courbettes. Après tout, le cheval blanc et ses courbettes eussent suffi au besoin pour légitimer l’enthousiasme populaire qui avait fort déplu à Charles IX.
Quoi qu’il en soit, le duc d’Anjou était populaire.
Pardaillan, badaud comme tout bon Parisien, n’avait eu garde de manquer à ces entrées triomphales que nous venons de signaler, et le visage du duc d’Anjou lui était familier.
Donc, malgré la nuit, il l’avait reconnu. Et, comme nous l’avons dit, il en était atterré.
«L’algarade est fort sotte, songeait-il. Que la peste m’étouffe de m’être attaqué à pareil adversaire! S’il me découvre, je suis perdu. Quelle mouche stupide et venimeuse m’a donc piqué? Quel besoin avais-je d’aller me jeter dans les jambes de ces dignes gentilshommes? Ah çà! mais je n’ai donc au cœur aucun sentiment honnête et respectable? Quoi! pas le moindre respect pour les princes! Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens de Montfaucon! Quoi! pas la moindre vénération pour le frère de Sa Majesté? Que la malédiction du ciel me torde le cou! À défaut de ces sentiments si justes, si naturels au cœur de tout bon sujet, ne pouvais-je, en fils soumis, suivre les précieux avis de monsieur mon père!… Non! il a fallu que j’allasse faire le bellâtre, et exécuter des ronds de jambe! Il a fallu – que la quartaine me tue de mâle mort si je sais pourquoi -, il a fallu, dis-je, que je me misse en travers de la volonté du prince! Et pourquoi? Oui, pourquoi? Qui me prouve que ce haut personnage en voulait à elle? Ne pouvait-il avoir affaire dans cette maison? Il y a peut-être un marchand de bilboquets là-dedans?…»
Mais aussitôt, par un revirement bien naturel chez lui, Pardaillan, après s’être libéralement gratifié d’injures variées, songea que ce n’était guère l’heure pour aller acheter des bilboquets, et que, sûrement, les gentilshommes avaient de mauvais desseins.
Cependant, il persista à trouver incongrue son intervention. Il constata avec amertume qu’une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux vœux sacrés de son père, il prenait justement le contrepied de ses sages conseils, que, pourtant il se jurait chaque matin d’observer religieusement.
Le chevalier de Pardaillan était loin d’être un sot. Et il n’était naïf que lorsqu’il lui convenait de l’être.
Il appartenait à une époque toute de violence, de fièvre, de sang, où d’effroyables passions soulevaient les masses populaires comme enivrées par un subtil poison, où la vie humaine comptait pour peu de chose, où la morale, dans le sens que nous accordons à ce mot, était inconnue, où chacun attaquait et se défendait comme il pouvait…
Il n’y avait donc chez lui, comme on pourrait l’imaginer, aucune comédie sentimentale jouée vis-à-vis de lui-même. C’était avec sincérité qu’il tenait pour excellents les avis de son père, et avec non moins de sincérité qu’il se jurait de les suivre, et qu’il s’invectivait quand il avait généreusement désobéi.
Cette générosité d’âme qui le faisait supérieur à ses contemporains, il ne la sentait pas.
Il attribuait plutôt ses interventions héroïques à une sorte de manie qu’il aurait eue de tirer l’épée, par plaisir.
Ce petit bout de psychologie était nécessaire pour camper ce personnage dans sa véritable attitude.
Quant à sa dernière algarade, il dut convenir qu’aucune probabilité ne l’excusait. Il ne pouvait admettre que le duc d’Anjou, le plus grand personnage du royaume immédiatement après le roi, eût distingué une pauvre petite ouvrière obscure et sans nom.
Finalement, il eut ce haussement d’épaules qui lui était familier et qui signifiait:
– Allons! le vin est tiré, il faudra bien le boire! Et au surplus, nous verrons bien!
En attendant, il se promit d’être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré-aux-Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron.
«J’ai servi de mon mieux l’un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l’autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré-aux-Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d’Anjou ne manquera pas d’aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille.»
Content d’avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse.
En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu’il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure.
Sans bouger de la place où il s’était immobilisé, il avait vu l’intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d’Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l’auberge de la Devinière .
Lorsqu’il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d’observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d’Anjou avait voulu pénétrer.
Alors la question se posa de nouveau en lui:
«Quelle est cette Jeanne? Quelle est cette Loïse?… Elles! c’est certain! Coïncidence pour un nom, passe! Mais coïncidence pour les deux noms! Est-ce possible? Non, non! ce sont elles!… C’est elle qui est là!… Oh! il faut que je le sache, que je m’en assure!… Je reviendrai au jour… Oui, mais si, d’ici là, elle disparaît?… Non, il faut que je demeure ici jusqu’à ce que je sache!…»
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