«Jeanne! Jeanne!»
Était-ce donc possible qu’il la revît, qu’il lui parlât! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu’il la croyait morte, alors qu’il espérait avoir étouffé l’amour de jadis sous les cendres de ses ambitions!
Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu’autrefois peut-être…
La bande avait pris de l’avance.
En quelques bonds, il la rejoignit.
Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.
«Mais si c’est elle! Si elle est à Paris! Avec sa fille!… Si François l’apprend!… Si le hasard ou l’enfer les met en présence!… S’il connaît ma trahison!… Oh! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers!… François me demandant compte de l’imposture!… Que dirai-je?… Que ferai-je?…»
Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes.
Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs d’épouvante et de vengeance qui montaient à sa tête.
– Je n’attendrai donc pas qu’Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency! Et puisque François est de trop, qu’il meure!…
À ce moment, il vit que la bande s’était arrêtée devant l’hôtellerie de la Devinière .
Montmorency – ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu – se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d’entendre.
– Maurevert, la clef! dit la voix du duc d’Anjou.
– La voici, monseigneur.
– Allons, messieurs!…
Les quatre s’avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière …
– Oh! gronda Henri de Damville, par l’enfer, il faut que je sache!
Il eut un mouvement pour s’élancer.
Mais il s’arrêta court, se renfonça sous son auvent…
Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère:
– Par Pilate et Barabbas, messieurs! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père! Que cette faute retombe sur vous seuls!
– Quel est ce maître fou? dit le duc d’Anjou en reculant de trois pas.
– Eh! pardieu, Maugiron, c’est notre homme de tantôt!
– C’est lui-même, ou Dieu me damne! s’écria Maugiron. Ah ça! mon digne propriétaire, vous montez donc la garde, devant votre maison.
– Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là! Le jour, de peur des impertinents qui rient.
– Et la nuit? demanda Quélus.
– La nuit, de peur des détrousseurs de logis.
– Ça! éclata le duc d’Anjou, finissons-en, monsieur le drôle; ôtez-vous de là!
– Ah! messieurs, fit Pardaillan d’une voix très calme, en s’adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré-aux-Clercs, vous allez vous faire estafiler?
– Misérable! rugirent les gentilshommes. Ce n’est pas demain matin, c’est tout de suite que tu vas mourir.
Pardaillan tira son épée.
Maurevert, sans dire un mot, s’était précipité.
Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage.
Le chevalier, disons-nous, avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s’abattit à revers comme une cravache d’acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente décrivit sa trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément:
– Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi! Mais, par Pilate! que dirait monsieur mon père, s’il me voyait ici? Sûrement, il me blâmerait! Ah! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe!
Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée.
Quélus, à son tour, s’élança.
– Halte! fit la voix impérieuse du duc d’Anjou. Arrête, Quélus!
Le duc écarta vivement Quélus et s’avança, désarmé, jusqu’à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte.
– Monsieur, dit le duc d’Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme.
Pardaillan salua jusqu’à terre, mais son œil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires massés derrière lui.
– Vous avez dit tout à l’heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez.
– Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter. Quelque basse et indigne que soit la conduite d’un gentilhomme, c’est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m’excuse, et vous m’en voyez tout marri.
La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n’était qu’un nouvel affront.
– J’accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu’il n’en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués loyalement, je dois vous dire que j’ai affaire dans cette maison.
– Ah! ah! Que ne le disiez-vous tout de suite!… Affaire! Diable! Vous avez affaire ici?
– Affaire d’amour, monsieur!
– Je ne m’en doutais pas, vraiment!
– Vous allez donc nous laisser le passage libre?
– Non! fit tranquillement Pardaillan.
– Ah! prenez garde, monsieur! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte!
En parlant ainsi, le duc d’Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l’épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n’avoir pas compris qu’Henri d’Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec cet air d’ingénuité qu’il prenait dans les circonstances graves, il répondit:
– Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m’honorer, je vous supplie de ne pas insister: vous me désobligeriez cruellement…
La position devenait ridicule, c’est-à-dire terrible pour le duc d’Anjou.
Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main.
Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l’épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière.
– Chargeons! dit Quélus.
– Non pas! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat, Maurevert n’y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand! Rengaine, Quélus! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre.
Et, s’adressant à Pardaillan qui, l’épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux:
– Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles…
– Je souhaite qu’elles soient bonnes, monsieur! répondit le chevalier.
L’instant d’après, la bande avait disparu.
Pendant plus d’une heure, Pardaillan demeura à la même place, l’oreille au guet, l’épée au poing.
Il attendait un retour offensif.
Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse.
Le chevalier, certain qu’il n’y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière , se fit ouvrir, et monta paisiblement à sa chambre.
Читать дальше