Naturellement, ce fut de lui qu’ils parlèrent. Et de la donzelle – comme ils disaient – qui était fille du roi. Et de ce digne gentilhomme (Pardaillan) qu’ils étaient allés réveiller au milieu de la nuit. Ils retracèrent en un mot toutes les péripéties de cette nuit qui avait été si bien remplie.
– En attendant, fit remarquer Carcagne qui était pratique, nous voici sans emploi. Il va nous falloir assurer notre pitance au petit bonheur. Je prévois que les beaux jours sont passés.
– Bah! et notre Jehan, est-ce qu’il n’est pas là pour un coup?
– Vé, il épousera sa donzelle, qui doit être riche comme… une fille de roi, outre! Et il nous prendra à son service.
Cette perspective calma les perspectives de Carcagne.
– Je pense, dit soudain Gringaille en éclatant de rire, je pense à la tête du Concini lorsque messire Jehan est revenu le détacher.
Tu crois donc qu’il est retourné là-bas?
– Alors, Carcagne, tu te figures que Jehan n’avait pas à s’expliquer un peu avec le Concini?
– Ce pauvre Carcagne, fit Escargasse d’un air apitoyé, il est presque aussi simple que Parfait Goulard!
– Est-ce que je sais moi? bougonna Carcagne, vexé d’être comparé à frère Parfait Goulard, dont la bêtise et l’ignorance étaient proverbiales, comme on sait.
– Tu peux être sûr, reprit sérieusement Gringaille, que Jehan est retourné là-bas, dès qu’il est sorti de la maison des Taureaux, et que, par un de ces coups droits foudroyants dont il a le secret, il a démontré péremptoirement au Concini qu’il avait eu grand tort de toucher à sa donzelle.
– En sorte que, appuya Escargasse, le Concini doit être, à l’heure actuelle, bellement trépassé pour avoir avalé quelques pouces d’acier. Ce qui est un aliment difficile à digérer.
– Que Satan ait son âme! dit Gringaille avec onction. Et les deux autres, non moins pénétrés:
– Amen!
Et ils éclatèrent de rire.
Ils s’en furent au hasard, le nez au vent. Ils n’avaient pas fait cinquante pas qu’ils aperçurent qui? Celui dont ils venaient de prononcer l’oraison funèbre, Concini, en chair et en os, bien portant, toujours fringant et galant cavalier. Ils eurent juste le temps de se dissimuler. Concini passa sans les voir.
Ils se regardèrent sans mot dire. Ils étaient un peu pâles et la même pensée se lisait dans leurs yeux. Gringaille assujettit son ceinturon dans un geste qui présageait la bataille et dit simplement:
– Allons!
Il n’eut pas besoin de donner de plus amples explications. Ils avaient compris. Moins d’une minute plus tard, ils étaient devant le logis de Jehan.
Gringaille, seul, grimpa les escaliers quatre à quatre.
Il redescendit presque aussitôt, la mine déconfite.
– Eh bien? firent anxieusement les deux autres ensemble.
– La porte n’était pas fermée à clé, le lit pas défait. Donc, il n’est pas rentré chez lui.
Ils se regardèrent consternés. Gringaille réfléchissait en tortillant son nez.
– Peut-être n’est-il pas allé rue des Rats, insinua Carcagne.
– Le Concini se serait donc détaché tout seul! fit Gringaille en haussant les épaules.
– Pas moins, le Concini n’est pas de force à se mesurer avec notre Jehan, dit Escargasse. Et pourtant nous venons de le voir passer.
– Je n’admettrai pas que Concini ait touché Jehan, dit gravement Carcagne. Messire Jehan n’en ferait qu’une bouchée, du Concini.
– Vous êtes deux imbéciles! formula Gringaille sans ménagement, mais avec énergie. Ne comprenez-vous pas, bélîtres! ânes bâtés! que si le Concini est vivant et libre, c’est qu’il a pris notre Jehan par quelque coup de traîtrise? La maison, comme le maître, ne me dit rien qui vaille.
Il y eut comme une sorte de conseil de guerre, bref. En suite de quoi ils allèrent se poster devant la maison de la rue des Rats. Ils y restèrent le reste du jour sans réussir à pénétrer dans la place. La nuit vint. Ils connaissaient la maison. Ils savaient par conséquent qu’il n’y avait pas à espérer de l’escalader. Mais ils se disaient que si Jehan n’était pas mort déjà, Concini viendrait certainement pour s’en débarrasser à la douce. Et ils voulaient être là. Ils ne savaient pas au juste ce qu’ils voulaient faire. Leur idée fixe était d’entrer dans la maison.
Ils passèrent la nuit devant la maison, se relayant à tour de rôle, et pendant que l’un d’eux veillait, les deux autres dormaient enroulés dans leurs manteaux. Une nuit passée à la belle étoile n’était pas pour les gêner, heureusement. Ils étaient habitués à la dure et par chance le temps était beau.
Le lendemain matin, Gringaille qui avait pris la direction de l’affaire, envoya, avec des instructions précises, Escargasse devant le logis de la rue Saint-Honoré et Carcagne sur le Pont-Neuf. Lui-même, il resta rue des Rats.
Et les heures s’écoulèrent, lentes et énervantes, sans lasser leur patience.
Tout à coup, Gringaille se frappa le front avec colère et il s’invectiva violemment et copieusement:
– Ah! cuistre! bélître! triple brute! que la fièvre maligne me mange! Que la quartaine m’étrangle!… Comment n’ai-je pas pensé à cela plus tôt?
Et il s’élança comme une flèche, courut tout d’une traite jusqu’à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout rue Saint-Denis. Il allait tout bonnement chercher Pardaillan, dont il ne savait même pas le nom. Jehan, dans l’embarras, s’était adressé à lui, et il s’était empressé de lui rendre service. Pour avoir tant de complaisance, il fallait qu’il fût un ami dévoué. En conséquence, Gringaille, se trouvant à son tour dans l’embarras, trouvait très naturel de s’adresser à l’ami de son chef.
Il eut la chance de trouver Pardaillan dans la salle commune, attablé dans un coin, près de la fenêtre, d’où il pouvait se distraire du mouvement de la rue, occupé à découper une volaille fort appétissante.
Gringaille était essoufflé. Il était très ému. De plus, la haute mine de Pardaillan lui en imposait fortement; il se sentait très gêné et il commençait à se dire qu’il avait agi un peu étourdiment en venant déranger cet homme de mise si simple, mais qui sentait son grand seigneur d’une lieue.
Mais il était trop tard maintenant. Il rassembla tout son courage et s’approcha de la table, balayant le sol avec les plumes de son chapeau, multipliant les révérences et bredouillant d’une voix étranglée:
– Excusez, mon gentilhomme, la liberté grande que je prends. Mais il s’agit d’une affaire grave… très grave.
Pardaillan fixa son œil clair sur le truand. Il vit son trouble et son émotion. Il vit même le coup d’œil furtif que le pauvre diable, à jeun depuis la veille et affamé, n’avait pu se retenir de jeter sur l’appétissante volaille. Et Pardaillan sourit doucement et, de son air le plus bienveillant:
– C’est bien à moi que vous en avez, mon brave? dit-il.
– Oui, monseigneur, fit Gringaille en se cassant en deux.
– Bien, fit paisiblement Pardaillan.
Et avisant l’hôtesse, accorte, grassouillette et plaisante personne de trente-cinq ans environ, qui paraissait le soigner avec une sollicitude toute particulière:
– Dame Nicole, dit-il, veuillez, je vous prie, mettre un couvert de plus.
Et, se tournant vers Gringaille ébahi:
– Asseyez-vous là, mon brave, et partagez cette volaille avec moi… puisqu’aussi bien elle vous tire l’œil.
Le visage fin et rusé du Parisien, à cette invitation imprévue, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le plaisir, l’orgueil, le dépit, l’envie et le regret se lurent tour à tour sur cette physionomie expressive. Il se courba encore une fois, se redressa, regarda loyalement en face Pardaillan, loyalement aussi, avec un accent de mélancolie qui ne manquait pas de dignité:
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