Sans ajouter un mot, elle fit un au revoir de la tête et, lentement, elle se dirigea vers la sortie, accompagnée de Concini, qui se demandait ce que signifiait cette mansuétude extraordinaire et si elle n’allait pas, avant de sortir, lui asséner le coup fatal, impossible à parer, retardé jusque-là.
Elle franchit enfin le seuil. Il respira, enfin délivré de l’affreux cauchemar. Déjà il poussait allègrement le battant de la porte. Elle se retourna, et, très doucement:
– Il est nécessaire que tu saches exactement qui est cette jeune fille. J’ai oublié de te renseigner: elle est plus connue sous le nom de demoiselle Bertille. C’est celle-là même qui habitait rue de l’Arbre-Sec et dont le roi et toute la Cour se sont occupés un moment.
Concini demeura foudroyé, muet, livide, ivre d’horreur. Et sans le battant de la porte auquel il s’accrochait désespérément, il serait tombé à la renverse.
Léonora l’enveloppa une dernière fois d’un regard où il y avait comme un peu de pitié, un sourire livide passa sur ses lèvres et doucement, sans bruit, à petits pas, elle se glissa dans la rue sombre et déserte, se faufila dans la rue de la Bûcherie, s’évapora comme une ombre.
De retour dans son logis de la rue Saint-Honoré, Léonora fit appeler Saêtta qui s’empressa d’accourir.
– Eh bien, fit-elle d’un air négligent, as-tu appris ce que ton fils a fait cette nuit?
– Signora, dit Saêtta avec sa familiarité accoutumée, je ne sais rien. Vous me voyez même assez inquiet. Jehan demeure introuvable. Je ne sais ce qu’il est devenu.
– Je le sais, moi.
L’ancien maître d’armes ne dit rien, mais ses yeux parlèrent éloquemment.
– Ton fils, dit paisiblement Léonora, est tombé aux mains de Concini qui veut le faire périr de faim et de soif.
– Eh! eh! ricana Saêtta, c’est un assez joli supplice, j’en conviens. Mais j’ai trouvé mieux, moi. (Et sa voix se fit rude, menaçante). Et je ne veux pas qu’on me le tue. Vous savez, signora, que je réserve précieusement Jehan pour le bourreau… J’y tiens, moi!
– Je le sais, Saêtta. Aussi, tu vois, je t’avertis. D’un ton pénétré, le bravo assura:
– Je sais, signora, que je peux compter sur votre loyauté. Je vous étais déjà acquis. Mais, maintenant, vous pouvez disposer de moi comme d’un esclave. Je suis à vous corps et âme, car je devine que, pour moi, vous trahissez votre époux.
– Oui, dit gravement Léonora, je le trahis pour toi. Tu connais Concini. Si jamais il apprend que je t’ai aidé à lui arracher sa proie, je suis morte. Il ne me fera pas grâce. Ainsi donc, qu’il ignore toujours. Que ton fils lui-même ignore – ce sera plus sûr.
– Je m’arracherai la langue plutôt que de divulguer à qui que ce soit que c’est de vous que je tiens les renseignements que vous allez me donner, je le devine, s’écria Saêtta avec un accent de sincérité qui ne souffrait pas de doute.
– Bien, Saêtta, je compte sur ta discrétion, dit Léonora sans insister davantage.
Et elle ajouta:
– Ton fils est enfermé dans un caveau de la maison de la rue des Rats. Derrière la porte de la cave, tu trouveras une clé suspendue à un clou. Cette clé ouvre la première porte à main gauche. Derrière cette porte se trouve un petit couloir sur lequel donnent d’autres portes qui ne sont fermées qu’au verrou. Tu chercheras, Saêtta, et tu trouveras facilement.
– Ah! signora, s’écria Saêtta, avec gratitude, je n’oublierai jamais le service que vous me rendez.
Et avec une exaltation soudaine:
– M’arracher une vengeance que j’attends depuis vingt ans! Autant vaudrait m’arracher le cœur tout de suite, voyons! J’y cours.
– Attends, Saêtta, commanda impérieusement Léonora. Concini s’y trouve en ce moment.
Et comme le bravo esquissait un geste d’indifférence, sur un ton de reproche, elle dit doucement:
– Tu oublies déjà que je risque ma vie pour toi?
Le Florentin se frappa le front avec colère et gronda sincèrement navré:
– C’est vrai, triple brute que je suis! Pardonnez-moi, signora, et dites-moi ce qu’il faut faire.
– Attendre patiemment que Concini soit rentré ici. Sois tranquille, mes précautions sont bien prises pour que tu puisses mener à bien ta tâche. Concini parti, tu trouveras la maison déserte. Donc, tu pourras opérer sans hâte et en toute tranquillité d’esprit. N’oublie pas – ceci est une précaution nécessaire pour ma sécurité – n’oublie pas de remettre toutes choses en état, c’est-à-dire refermer toutes les portes que tu auras ouvertes, pousser les verrous, pendre la clé à sa place. Il est nécessaire que Concini croie à la trahison d’un domestique. Comprends-tu?
– Parfaitement, signora, et vous pouvez compter sur moi. Je suivrai toutes vos recommandations à la lettre.
– Voici la clé de la maison. Ne va pas, par trop de hâte, compromettre le succès de ton entreprise. Tu as le temps. La maison sera déserte jusqu’à demain. Encore faut-il que tu laisses aux serviteurs le temps de se retirer. Ce que j’en dis, moi, c’est pour toi. Tu comprends que, personnellement, il m’est indifférent que Jehan meure là où il est ou sur un échafaud comme tu le désires.
– Je comprends, signora, et je saurai patienter le temps nécessaire.
– Va, Saêtta, va! dit Léonora avec la même douceur.
Saêtta alla se poster sur le Pont-Neuf, pensant avec raison que Concini passerait par là. Perdu dans la foule, il allait bayant aux corneilles, comme un bon badaud. En réalité, il avait l’œil au guet et dévisageait chaque passant. De temps en temps, il exhalait sa mauvaise humeur par des réflexions peu amènes à l’adresse de Concini, qui s’était avisé de contrarier sa vengeance.
Enfin, vers quatre heures, il vit passer celui qu’il guettait patiemment. Son premier mouvement fut de se précipiter vers la rive gauche. Mais c’était un garçon honnête, à sa manière. Il n’avait aucun motif de suspecter la bonne foi de Léonora. Il croyait qu’elle avait voulu lui être agréable, et il lui était sincèrement très reconnaissant de ce qu’elle venait de faire pour lui. En conséquence, il réfléchit:
– Minute. N’allons pas, par trop de précipitation, compromettre la signora. J’ai le temps, puisque la maison restera déserte toute la nuit. Et quant à Jehan, une heure ou deux de plus ne sont pas pour l’incommoder outre mesure. Attendons jusqu’à six heures.
En conséquence de cette décision, et pour échapper à la tentation, il revint sur ses pas et alla s’attabler devant une bouteille de vieux vin, dans un cabaret avoisinant l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.
À six heures, la bouteille se trouva vide. Il se leva et partit. Il poussa même la conscience jusqu’à ne pas allonger le pas, malgré qu’il sentît l’impatience le gagner de plus en plus.
Ce ne fut pas sans une certaine angoisse qu’il introduisit la clé dans la serrure. Non qu’il eût peur. Nous savons qu’il était brave. Non qu’il craignît d’échouer dans sa tentative. Il était résolu à exterminer tout ce qui tenterait de s’opposer à l’évasion de Jehan.
Mais tout simplement parce qu’il avait foi en la loyauté de Léonora.
Il comprenait fort bien qu’elle n’avait nullement exagéré en disant qu’elle risquait sa vie en trahissant son époux pour lui, Saêtta. Il était fermement résolu à arracher Jehan aux griffes de Concini. Cependant, pour rien au monde, il n’eût voulu compromettre celle qui s’était faite spontanément son alliée dans cette affaire. Il avait son point d’honneur à lui, si extraordinaire que cela puisse paraître. Et c’est pourquoi il tremblait en introduisant la clé dans la serrure.
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