Et de nouveau entendit un bruit.
Il se leva d’un bond. Le squero était désert. Mais Mercurio se sentait agité. « Calme-toi », se dit-il. Il regarda encore alentour. Rien. Se tourna vers la cabane de Zuan. Pensa qu’il ferait mieux d’aller dormir. Le vieux avait raison.
Il remonta la cale de halage la tête basse, songeur.
Tout à coup, au sommet de la pente, il vit devant lui des bottes noires.
Il fit un bond en arrière, effrayé.
Pas assez vite.
Une lame brilla dans la nuit. Rapide comme la griffe d’un chat.
Mercurio sentit un coup sur son flanc gauche, comme un coup de poing. Puis une chaleur, comme si on y avait mis le feu. Et une douleur qui lui enleva toute force dans les jambes et lui brouilla la vue. Il se rendit compte qu’il allait tomber mais quelque chose le maintenait debout. Il comprit que c’était l’homme qui l’avait poignardé, et qui faisait tourner la lame dans la plaie. Il essaya de voir qui c’était mais n’y parvint pas. La nuit s’était remplie de mille lueurs.
Puis l’homme retira la lame et Mercurio tomba, comme un sac.
Il n’arrivait pas à bouger. Il n’arrivait pas à fuir, il n’arrivait pas à penser.
L’homme fut sur lui. Il enleva sa capuche noire.
Mercurio ne le voyait pas encore.
L’homme poussa un cri effrayant, comme un sifflement, en approchant son visage du sien.
Alors Mercurio le reconnut. « Toi… balbutia-t-il. T’es pas… mort. Je… t’ai pas… tué », dit-il.
Puis il vit que Shimon levait son couteau.
À ce moment-là, on entendit un grognement féroce.
Mosè bondit et mordit le bras de Shimon.
Le couteau tomba.
Shimon, une expression de douleur et de rage sur le visage, attrapa le chien par le cou et la queue. Il le souleva de terre, tourna sur lui-même et le lança contre un des montants du squero .
Mosè vola dans les airs et heurta avec violence le gros poteau carré de bois de hêtre. On entendit un bruit sourd, puis un glapissement.
Shimon regretta de ne pas avoir tué le chien. Il lui avait fait grâce, et c’était une erreur. Il se tourna pour reprendre son couteau.
À ce moment précis, il se retrouva face au visage d’un gamin, contracté par la haine.
« Salaud », dit Zolfo tandis qu’il lui enfonçait le couteau dans l’estomac. « Salaud », répétait-il en retirant la lame pour la lui enfoncer à nouveau dans le ventre.
Les yeux de Shimon s’exorbitèrent. Il ne sentait pas encore la douleur. Il était juste envahi par la stupéfaction. “Non”, pensait-il. Il se tourna vers Mercurio qui essayait de se relever. Il sentit la lame du couteau lui entrer dans le dos. “Non”, pensa-t-il, tombant presque sur Mercurio.
« Salaud… salaud… », répétait Zolfo qui pleurait, bavait, grognait comme un animal enragé. Il continuait de plonger son couteau dans le corps de Shimon.
« Arrête…, dit Mercurio en tendant la main vers lui. arrête… Zolfo… arrête-toi… »
Zolfo fit un pas en arrière. La lune faisait briller le sang qu’il avait sur les mains. Il lâcha le couteau. Et finalement fondit en larmes. Comme jamais il ne l’avait fait depuis la mort d’Ercole.
« Zolfo… », dit doucement Mercurio. Il ne sut rien ajouter d’autre. Il se tourna vers Shimon, qui le regardait : un filet de sang sortait par sa bouche. Il s’approcha. « Pardonne-moi… lui dit-il. Pardonne-moi… »
Shimon le regarda, étonné. Il n’avait pas peur de mourir. “C’est donc aussi simple ?”, se demanda-t-il. Il éprouva une grande paix. Il se sentit enveloppé d’un silence réconfortant et se rendit compte que plus rien ne lui importait de ce garçon qui avait été le but de sa vie récente. Il ne le haïssait plus. Il y avait un beau silence dans son cœur, enfin. Il sourit. Et il mourut.
Dans la nuit, on n’entendait plus que les pleurs étouffés de Zolfo.
« Tu m’as… sauvé… », dit Mercurio.
Zolfo le regarda, comme s’il ne comprenait pas. « Moi ? », dit-il.
Mercurio porta la main à son flanc. L’appuya sur la blessure. Gémit. Puis montra le cadavre de Shimon. « Il faut qu’on le fasse disparaître. »
Zolfo acquiesça tout en continuant à fixer ses mains couvertes de sang.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Zuan depuis le seuil de sa baraque.
— Rien, répondit Mercurio.
— Mosè est là ? Il va bien ? demanda le vieux, une pointe d’angoisse dans la voix. J’ai rêvé que… »
Mercurio vit que Mosè se relevait, en boitant.
« J’ai rêvé qu’il couinait…
— Il va bien, dit Mercurio. Il s’est pris une torgnole… par un chat…
— Grand couillon de chien », maugréa Zuan. Puis, tandis qu’il rentrait dans la baraque, il dit : « Viens dormir, mon gars.
— Oui… »
« La parole est à la défense », annonça le chancelier.
La foule se tourna vers le père Wenceslao.
Mercurio était tête basse, coudes posés sur la table. Immobile.
Le patriarche le regarda. Giustiniani aussi, les yeux rouges, brouillés par la douleur depuis la mort de Scarabello.
Mercurio ne bougeait pas. Il avait du mal à respirer.
Zolfo, au premier rang, se leva, inquiet.
« Assieds-toi, gamin », dit tout bas Zuan qui était près de lui et, tendu, ne quittait pas Mercurio des yeux.
La foule murmura.
« Père Wenceslao, dit le patriarche impatienté. Alors ? »
Mercurio serra les dents. Leva la tête. Il acquiesça avec difficulté. Puis, se tenant au bord de la table, il se mit debout. L’effort lui coupa le souffle. Il regarda en direction de Giuditta.
Elle sourit, de manière imperceptible.
Non, elle ne savait rien, pensa Mercurio. Il sourit à son tour, montrant ses dents noircies par la poix. Puis il se tourna vers la foule. Il intercepta le regard préoccupé de Zolfo. Lui envoya un signe pour le rassurer. De même à Zuan. Fit un pas. Sentit que ses jambes le portaient à peine. Sa blessure lui faisait mal. Le vieux l’avait bandé serré, ce matin. Il lui avait dit qu’il ne pouvait pas aller au procès dans cet état. Mercurio l’avait regardé et avait secoué la tête. « Si tu essaies de m’arrêter, je coule ta caraque avec les dernières forces qui me restent. » Puis il s’était maquillé en père Wenceslao, et s’était fait amener au collège canonique par Tonio et Berto.
Il fit un autre pas. Regarda la foule.
La plaidoirie du Saint avait été exceptionnelle. Avec peu d’éléments, il avait réussi à semer le doute dans l’assistance. À son arrivée au collège en début de matinée, Mercurio avait l’impression que la victoire était à portée de main. Les gens voulaient que Giuditta soit sauvée, comme une revanche contre le pouvoir, contre ce qui était écrit d’avance. Mais la plaidoirie du Saint avait été si inspirée, si passionnée, si violente, que le public était maintenant comme au milieu d’un pont, à mi-chemin entre deux rives et ne sachant vers laquelle se tourner.
Mercurio regarda les gens et sourit, jouant la désinvolture. Zuan lui avait dit de parler avec son cœur. Y parviendrait-il ? Il ne savait même pas s’il serait capable de pousser sa voix. Son sourire s’éteignit sur ses lèvres. Il transpirait et craignit que la sueur ne fasse couler son maquillage.
« Frère Amadeo…, commença-t-il à dire.
— Plus fort », cria quelqu’un dans la salle.
Mercurio se sentit submergé par le désespoir. Il s’agrippa au bord de la table. Sa vue, par moment, se brouillait. Il se tourna vers Giuditta. Elle aussi, à présent, le regardait avec inquiétude : elle devinait que quelque chose n’allait pas. Mercurio eut peur. Il ne pouvait pas laisser tomber. Il ôta sa main de la table, fit un pas décidé vers le public. Il sentit une vive douleur au côté et retint un gémissement. Serra les dents. « Frère Amadeo, répéta-t-il en forçant sa voix — de nouveau, cette douleur — a si bien parlé que je voudrais l’entendre à nouveau, depuis le début. » Il hocha la tête. « Il m’a bercé avec ses paroles. »
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