Tout comme certains chiens particulièrement fidèles se couchent, dit-on, près de la tombe de leur maître car ils sont incapables d’accepter sa mort, il y avait à Rome des citoyens qui s’accrochaient à l’espoir que la République pouvait encore renaître. Cicéron lui-même fut brièvement victime de ce mirage. Après la fin des triomphes, il décida d’assister à une séance du Sénat. Il n’avait aucunement l’intention de prendre la parole. Il s’y rendait en partie en souvenir du bon vieux temps et en partie parce qu’il savait que César avait nommé plusieurs centaines de nouveaux sénateurs et qu’il était curieux de voir à quoi ils ressemblaient.
— C’était une assemblée pleine d’inconnus, me raconta-t-il ensuite. Quelques-uns étaient effectivement étrangers, la plupart n’avaient pas été élus, et pourtant cela formait tout de même un Sénat.
Il se réunissait sur le Champ de Mars, dans la même salle du grand complexe pompéïen où s’était tenue la séance d’urgence, après l’incendie de l’ancienne Curie. César avait même permis que la grande statue de marbre de Pompée restât en place, et l’image du dictateur présidant la séance depuis l’estrade, avec la statue de Pompée derrière lui, donna à Cicéron bon espoir pour l’avenir. Le sujet du débat était de savoir si l’ancien consul M. Marcellus, qui avait compté parmi les plus intransigeants des opposants à César et s’était exilé à Lesbos après Pharsale, pourrait être autorisé à rentrer à Rome. Son frère Caius — le magistrat qui avait approuvé mon affranchissement — était l’instigateur des appels à la clémence, et il venait de terminer son discours quand un oiseau parut surgir de nulle part, voleta au-dessus des sénateurs et fondit vers la porte. Le beau-père de César, L. Calpurnius Piso, se leva immédiatement pour décréter que c’était un présage : les dieux déclaraient que Marcellus devait lui aussi recevoir le droit de rentrer chez lui à tire-d’aile. Alors le Sénat tout entier, y compris Cicéron, se leva et se tourna vers César pour réclamer sa clémence ; Caius Marcellus et Pison se jetèrent à genoux à ses pieds.
César leur fit signe de retourner s’asseoir.
— Celui pour qui vous plaidez tous m’a adressé plus de graves insultes que n’importe qui en ce monde. Et pourtant je suis touché par vos prières, outre le fait que les auspices me paraissent particulièrement propices. Je n’ai nul besoin de mettre ma dignité au-dessus du désir unanime de cette assemblée : j’ai vécu assez longtemps pour satisfaire aux besoins de la nature et de la gloire. Que Marcellus rentre chez lui et demeure en paix dans la ville de ses distingués ancêtres.
Cette déclaration fut accueillie par un tonnerre d’applaudissements, et plusieurs des sénateurs assis autour de Cicéron le pressèrent de se lever pour exprimer leur gratitude à tous. Il en fut si ému qu’il en oublia son serment de ne jamais s’exprimer devant le Sénat illégitime de César et s’exécuta, louant le dictateur en face dans les termes les plus extravagants :
— Il me semble que tu as vaincu la victoire même, en remettant aux vaincus les droits qu’elle avait acquis sur eux. Ainsi donc, à toi seul appartient le titre d’invincible !
Soudain, il lui parut possible que César puisse diriger en « premier parmi ses pairs » plutôt qu’en tyran. J’ai cru y voir comme une nouvelle aurore de la République, écrivit-il à Sulpicius. Le mois suivant, il plaida pour le pardon d’un autre exilé, Quintus Ligarius — un sénateur presque aussi détestable pour César que Marcellus —, et, cette fois encore, César écouta et rendit son jugement en faveur de la clémence.
Mais l’idée que tout cela pût conduire à une restauration de la République n’était qu’une illusion. Quelques jours plus tard, le dictateur dut quitter Rome précipitamment pour s’occuper en Espagne d’un soulèvement mené par les fils de Pompée, Gnaeus et Sextus. Hirtius confia à Cicéron que le dictateur était furieux. Beaucoup de rebelles étaient des hommes qu’il avait épargnés à la condition qu’ils ne reprennent pas les armes ; et voilà qu’ils trahissaient sa magnanimité. Hirtius avertit qu’il n’y aurait plus d’actes de clémence. Pour son propre bien, Cicéron serait bien avisé de se tenir à l’écart du Sénat, de garder tête baissée et de s’en tenir à la philosophie.
— Cette fois, ce sera un combat à mort.
Tullia était retombée enceinte de Dolabella — fruit, me dit-elle de la visite de son époux à Tusculum. Cette découverte commença par l’enchanter car elle y vit un moyen de sauver son mariage. Dolabella semblait lui aussi se réjouir. Mais lorsqu’elle rentra à Rome avec Cicéron pour assister aux quatre triomphes de César, elle se rendit à la maison qu’elle partageait avec Dolabella dans l’intention de lui faire une surprise, et elle trouva Metella endormie dans son lit. Cela lui porta un coup terrible et, aujourd’hui encore, je me reproche de ne pas l’avoir avertie de ce que j’avais vu en allant chercher son mari.
Elle me demanda conseil, et je la pressai de divorcer sans attendre. L’enfant devait arriver quatre mois plus tard. Si elle était encore mariée lorsqu’il viendrait au monde, Dolabella aurait parfaitement le droit de lui prendre l’enfant ; alors que si elle avait divorcé, les choses seraient plus compliquées. Dolabella devrait lui intenter un procès pour établir sa paternité, et elle aurait pour le moins, grâce à son père, la meilleure défense juridique possible. Elle en parla à Cicéron, et il fut parfaitement d’accord. Il allait être grand-père pour la première fois, et il n’avait aucunement l’intention de laisser l’enfant de sa fille à Dolabella et à la fille de Clodia.
Donc, le matin même où Dolabella devait partir se battre avec César en Espagne, Tullia se rendit chez lui, accompagnée de Cicéron, pour l’informer que leur mariage était terminé et qu’elle désirait élever l’enfant. Cicéron me décrivit après coup la réaction de Dolabella :
— Cette crapule s’est contentée de hausser les épaules, lui a souhaité tout le bonheur possible avec le bébé et est convenu que celui-ci serait bien entendu beaucoup mieux avec sa mère. Puis il m’a pris à part pour me dire qu’il lui était pour le moment absolument impossible de me rembourser la dot et qu’il espérait que cela n’entacherait pas nos relations ! Qu’est-ce que je pouvais dire ? Je ne peux guère me permettre de me faire un ennemi d’un des plus proches lieutenants de César, outre le fait que je ne peux pas me résoudre à le détester.
Il était angoissé et se reprochait d’avoir permis qu’une telle situation se produise.
— J’aurais dû insister pour qu’elle divorce dès que j’ai appris comment il se conduisait. Que va-t-elle faire maintenant ? Une mère abandonnée de trente et un ans, de santé fragile et sans dot, ne peut guère espérer de propositions de mariage.
Il comprit alors avec lassitude que s’il fallait un mariage, ce serait à lui d’en contracter un. Rien ne pouvait moins lui convenir. Sa nouvelle existence de célibataire lui plaisait, et il préférait la compagnie de ses livres à la perspective de vivre avec une nouvelle épouse. Il avait à présent soixante ans, et même s’il était encore bel homme, le désir sexuel — qui n’avait jamais occupé une grande place dans sa vie, même dans sa jeunesse — déclinait. Il est vrai qu’en vieillissant il badinait davantage avec les dames. Il appréciait les dîners auxquels participaient de jolies jeunes femmes — il fut même un soir à la même table que la maîtresse de Marc Antoine, la comédienne déshabillée Volumnia Cytheris, ce qu’il n’aurait jamais accepté autrefois. Mais rien n’allait au-delà de simples compliments murmurés sur un lit de table, voire d’un poème d’amour envoyé par messager le lendemain matin.
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