Cette fripouille avait un tel charme que je sentis instantanément mon hostilité fondre.
Il pria Metella de lui envoyer ses esclaves avec ses bagages, puis me suivit dans la voiture pour le voyage jusqu’à Tusculum. Il dormit pendant la plus grande partie du trajet. Lorsque nous arrivâmes à la villa, les esclaves s’apprêtaient à servir le dîner, et Cicéron fit rajouter un couvert. Dolabella se dirigea directement vers la banquette de Tullia et s’allongea en posant la tête sur les genoux de son épouse. Au bout d’un moment, je remarquai que Tullia lui caressait les cheveux.
C’était une belle soirée de printemps, les rossignols s’interpellaient, et l’incongruité entre ce décor enchanteur et l’horreur du récit que nous faisait Dolabella le rendait encore plus troublant. Il y eut tout d’abord la bataille elle-même, dite de Thapsus, où Scipion commandait une armée républicaine de soixante-dix mille hommes alliée au roi Juba de Numidie. Ils disposaient pour briser la défense de César d’une troupe de choc de plusieurs dizaines d’éléphants, mais les volées de flèches et les projectiles enflammés de la baliste avaient semé la panique parmi les pauvres bêtes, et elles avaient fait demi-tour, piétinant leur propre infanterie. Ce fut ensuite la réplique de ce qui s’était passé à Pharsale : les formations républicaines n’avaient pas résisté face à la discipline de fer des légionnaires de César, à la différence que, cette fois, César avait décrété qu’il ne ferait pas de prisonniers. Les dix mille vaincus prêts à se rendre furent massacrés.
— Et Caton ? s’enquit Cicéron.
— Caton n’était pas présent lors de la bataille. Il commandait la garnison d’Utique, à trois jours de marche. César s’y est rendu directement, et je chevauchais avec lui à la tête de l’armée. Il tenait absolument à capturer Caton vivant afin de l’épargner.
— C’était perdu d’avance, j’aurais pu te le dire : Caton n’aurait jamais accepté le pardon de César.
— César était sûr du contraire. Mais tu as raison, comme toujours. Caton s’est tué la nuit d’avant notre arrivée.
— Comment a-t-il procédé ?
Dolabella fit la grimace.
— Je vais te le dire, si tu veux vraiment le savoir, mais ce n’est pas un sujet pour des oreilles féminines.
— Je suis assez forte, merci, assura Tullia d’un ton ferme.
— Malgré tout. Je crois qu’il serait préférable que tu te retires.
— Il n’en est pas question !
— Quel est l’avis de ton père, alors ?
— Tullia est plus forte qu’il n’y paraît, dit Cicéron, ajoutant de manière appuyée : il le faut bien.
— D’accord, vous l’aurez voulu. D’après ses esclaves, quand il a appris que César arriverait le lendemain, Caton s’est baigné, puis il a dîné en bonne compagnie en parlant de Platon avant de se retirer dans sa chambre. Alors, une fois seul, il a pris son épée et se l’est enfoncée sous la poitrine, à cet endroit, dit-il en posant le doigt juste sous le sternum de Tullia. Toutes ses entrailles lui sont sorties du corps.
Cicéron, toujours aussi délicat, eut un mouvement de recul, tandis que Tullia déclarait :
— Ce n’est pas insupportable.
— Ah, reprit Dolabella, mais ce n’est pas terminé. La blessure n’était pas mortelle, et l’épée a glissé de sa main ensanglantée. Ses serviteurs ont entendu ses gémissements et se sont précipités. Ils ont fait venir un médecin qui a remis les entrailles en place et a recousu la blessure. Je dois ajouter que Caton est resté conscient pendant toute l’opération. Il a promis de ne pas recommencer, et son entourage l’a cru, même si, par précaution, ils lui ont pris son épée. Dès qu’il a été seul, il a arraché les sutures avec ses doigts et a ressorti ses entrailles. C’est cela qui l’a tué.
La mort de Caton marqua profondément Cicéron. Alors que les détails horribles commençaient à se savoir, certains estimèrent que cela prouvait bien que Caton était fou. C’était en tout cas l’opinion de Hirtius. Cicéron pensait autrement.
— Il aurait pu choisir une mort plus douce. Il aurait pu se jeter du haut d’un édifice ou s’ouvrir les veines dans un bain chaud ou encore prendre du poison. Mais il a choisi exprès cette méthode — en exposant ses entrailles comme pour un sacrifice — afin de montrer la force de sa volonté et son mépris pour César. D’un point de vue philosophique, c’est une belle mort : la mort d’un homme qui n’avait peur de rien. J’irai même jusqu’à dire qu’il est mort heureux. Ni César ni aucun homme ni quoi que ce soit au monde ne pouvait le toucher.
Cette mort affecta encore davantage Brutus et Cassius, qui étaient tous deux liés à Caton, l’un par le sang et l’autre par le mariage. Brutus écrivit de Gaule pour demander si Cicéron pourrait rédiger l’éloge de son oncle. Sa lettre arriva au moment même où Cicéron apprenait que Caton l’avait nommé dans son testament parmi les tuteurs de son fils. Comme tous ceux qui avaient accepté le pardon de César, le suicide de Caton lui faisait honte. Il passa donc outre le risque d’offenser le dictateur et s’acquitta de la requête de Brutus en dictant un court texte, Caton , en à peine plus d’une semaine.
La pensée aussi nerveuse que la personnalité ; indifférent au jugement de ses semblables ; méprisant la gloire, les titres et les décorations, et plus encore ceux qui les recherchent ; défenseur des lois et des libertés ; soucieux de l’intérêt public ; dédaigneux des tyrans, de leur vulgarité et de leur présomption ; entêté, exaspérant, sévère, dogmatique ; rêveur, fanatique, mystique, soldat ; préférant arracher les entrailles de son ventre plutôt que de se soumettre au vainqueur — seule la République romaine pouvait engendrer un homme tel que Caton, et ce n’est que dans la République romaine qu’un homme tel que Caton voulait vivre.
C’est vers cette époque que César revint d’Afrique et, peu après, au cœur de l’été, il organisa quatre triomphes en quatre jours pour célébrer ses victoires en Gaule, sur la mer Noire, en Afrique et sur le Nil — une épopée à sa propre gloire comme Rome n’en avait jamais connue. Cicéron emménagea dans sa maison du Palatin pour y assister — non qu’il en eût envie ; ainsi qu’il l’écrivit à son ami Sulpicius : Comme dans toutes les guerres civiles, le mal est dans la victoire même, naturellement insolente. Il y eut cinq chasses aux bêtes sauvages, un spectacle de bataille comprenant des éléphants dans le Circus Maximus, un autre de combat naval dans un bassin creusé près du Tibre, des pièces de théâtre données dans tous les coins de la ville, des compétitions d’athlétisme sur le Champ de Mars, des courses de chars, des jeux à la mémoire de Julia, la fille du dictateur, un banquet offert pour toute la ville où l’on servit la viande des bêtes immolées, une distribution de monnaie, une autre de pain, et des parades incessantes de soldats, de trésors et de prisonniers qui défilaient dans les rues — le noble chef gaulois, Vercingétorix, fut, après six ans d’incarcération, garrotté dans le Carcer — et, jour après jour, nous entendions de notre terrasse les légionnaires gueuler leurs chansons paillardes :
Romains, surveillez vos femmes !
Nous amenons l’adultère chauve,
La vie de débauche qu’il a menée en Gaule
Avec l’or emprunté à Rome !
Cependant, malgré leur pompe, ou peut-être à cause d’elle, le fantôme réprobateur de Caton semblait hanter ces manifestations. Lors du triomphe d’Afrique, au défilé d’une voiture décorée le dépeignant en train de s’arracher les entrailles, la foule poussa une plainte sonore. On disait que la mort de Caton avait une portée religieuse, qu’il avait agi ainsi pour diriger la colère des dieux sur la tête de César. Le même jour, lorsque l’essieu du char triomphal se brisa, projetant le dictateur à terre, on y vit un signe du mécontentement divin. César prit l’inquiétude de la foule suffisamment au sérieux pour présenter le spectacle le plus extraordinaire de tous : la nuit venue, à la lueur de torches portées par des hommes montés sur quarante éléphants qui marchaient en ordre à droite et à gauche, il monta au Capitole sur les genoux afin de racheter son impiété auprès de Jupiter.
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