En tant qu’avocat de la défense, n’ayant droit selon les règles particulières de ce tribunal qu’à deux heures de parole, Cicéron se trouvait confronté à une tâche quasi impossible. Il ne pouvait guère prétendre, alors que Milon s’était publiquement vanté de son crime, que son client était innocent. Certains fidèles de Milon, dont Rufus, soutenaient néanmoins que Cicéron aurait dû tourner le meurtre à son avantage en le qualifiant de service rendu à l’État. Cicéron se refusa à ce raisonnement.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Que n’importe qui peut être condamné à mort sans procès et sommairement exécuté par ses ennemis, du moment que cela satisfait assez de monde ? C’est la loi de la rue, Rufus, exactement ce en quoi croyait Clodius, et je me refuse à défendre une telle option dans un tribunal romain.
La seule autre solution envisageable était de plaider la légitime défense — même s’il était difficile de la concilier avec le fait que Clodius avait été traîné hors de la taverne et achevé de sang-froid. Mais ce n’était pas impossible. J’avais déjà vu Cicéron gagner des causes plus faibles. Et il rédigea un très bon plaidoyer. Cependant, le matin où il devait le prononcer, il se réveilla sous l’empire d’une terrible angoisse. Je n’y prêtai tout d’abord pas attention. Il était souvent nerveux avant un discours important, et cela lui donnait coliques et nausées. Mais ce matin-là était différent. Il n’était pas saisi de cette appréhension qu’il appelait parfois « force froide » et qu’il avait appris à maîtriser. Cette fois, il était tout simplement pétri de peur et ne parvenait pas à se rappeler un seul mot de ce qu’il était censé dire.
Milon lui suggéra de se rendre au Forum en litière fermée et d’attendre dans un coin tranquille de recouvrer son sang-froid jusqu’à ce que ce fût à lui de parler. C’est ce qu’on essaya de faire. Cicéron avait, à sa demande, reçu de Pompée une garde personnelle pour la durée du procès, et ces gardes mirent en place un cordon de sécurité autour d’une partie du jardin du temple de Vesta, empêchant quiconque d’approcher pendant que l’orateur se reposait sous l’épais dais brodé, essayant de retenir son plaidoyer et ne sortant qu’occasionnellement pour vomir sur le sol sacré. Mais même s’il ne pouvait voir la foule, il l’entendait parfaitement scander et rugir à proximité, ce qui était presque pire. Lorsque l’adjoint du préteur vint enfin nous chercher, Cicéron avait les jambes si faibles qu’elles pouvaient à peine le soutenir.
Lorsque nous pénétrâmes dans le Forum, le vacarme devint terrifiant, et l’éclat du soleil qui se reflétait sur les armes et les armures des soldats nous aveugla.
Les clodiens huèrent Cicéron dès qu’il parut, et le huèrent plus fort encore quand il voulut parler. Sa peur était si manifeste qu’il la confessa dans sa phrase d’ouverture :
— Juges, il est honteux peut-être de trembler au moment où j’ouvre la bouche pour défendre le plus courageux des hommes ; mais, je l’avoue (et il l’attribua entièrement au caractère truqué de l’audience), cet appareil nouveau d’un tribunal extraordinaire effraie mes regards : de quelque côté qu’ils se portent, ils ne retrouvent ni l’ancien usage du Forum, ni la forme accoutumée de nos jugements.
Malheureusement, se plaindre des règles d’un concours est toujours le signe que l’on va perdre, et même si Cicéron remporta quelques points — « Imaginez, citoyens, qu’il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon, sous la condition que Clodius revivra : Eh quoi ! vous pâlissez ! Pourquoi ces regards terrifiés ? » —, le discours ne vaut que s’il est bien prononcé. Milon fut déclaré coupable par trente-huit voix contre treize et il fut condamné à l’exil à vie. Ses biens furent rapidement vendus à l’encan aux prix les plus bas pour régler ses dettes, et Cicéron s’arrangea avec Philotimus, l’homme d’affaires de Terentia, pour en acheter une partie anonymement dans l’intention de pouvoir la revendre par la suite et d’en verser le bénéfice à Fausta, la femme de Milon, qui avait déclaré son intention de ne pas accompagner son époux dans l’exil. Un ou deux jours plus tard, Milon partit avec une bonne humeur remarquable pour Massilia, au sud de la Gaule. Son départ n’était pas sans évoquer l’esprit d’un gladiateur qui savait qu’il finirait par perdre un jour et remerciait simplement le ciel d’avoir vécu jusque-là. Cicéron essaya de faire amende honorable en publiant le discours qu’il aurait tenu si la peur n’avait pas eu raison de lui. Il en envoya un exemplaire à Milon, qui lui répondit quelques mois plus tard de façon charmante qu’il était heureux que Cicéron n’ait pu le prononcer : Si tu avais parlé ainsi, je ne mangerais pas de si bon poisson à Massilia !
Peu après le départ de Milon, Pompée invita Cicéron à dîner pour lui prouver qu’il n’y avait pas de rancune entre eux. Cicéron s’y rendit à reculons et rentra en titubant, tellement stupéfait qu’il vint me réveiller pour me raconter que, à la table du dîner, il y avait la veuve de Publius Crassus, la très jeune Cornelia… et que Pompée venait de l’épouser !
— Eh bien, naturellement, je l’ai félicité, dit Cicéron — c’est une jeune femme belle et accomplie, bien qu’elle soit en âge d’être sa petite-fille —, et je lui ai demandé, histoire de causer, ce que César en avait pensé. Il m’a regardé avec le plus grand mépris et m’a répondu qu’il n’en avait même pas parlé à César. En quoi cela concernait-il César ? Il a cinquante-trois ans et il peut bien épouser qui il veut !
« Je lui ai objecté le plus doucement que j’ai pu que César pourrait voir les choses différemment — il avait tout de même cherché une alliance maritale et s’était fait éconduire, outre que le père de la mariée n’est pas exactement un ami déclaré. À cela, Pompée m’a répondu : « Oh, ne t’en fais pas pour Scipion, il est tout à fait amical. Je viens d’en faire mon collègue au consulat pour la fin de mon mandat ! » Tu crois qu’il est fou ? César va penser que Rome a été prise d’assaut par le parti aristocratique et que Pompée est à leur tête.
Cicéron gémit et ferma les yeux. Je le soupçonnai d’avoir bu plus que de raison.
— Je t’avais dit que ça arriverait. Je suis Cassandre : condamné à voir l’avenir, et voué à n’être jamais cru.
Cassandre ou pas, il y avait une conséquence au consulat spécial de Pompée que Cicéron n’avait pas prévue. Pour l’aider à mettre fin à la corruption électorale, Pompée avait décidé de réformer les lois relatives aux quatorze gouvernements des provinces. Jusque-là, consuls et préteurs avaient toujours quitté Rome dès l’expiration de leur mandat pour aller s’occuper des provinces qui leur avaient été accordées : et du fait des sommes considérables engendrées par ces gouvernements, les candidats avaient pris l’habitude de financer leur campagne en empruntant de l’argent en fonction des rentrées attendues. Or, avec une hypocrisie incroyable si l’on considérait la façon dont il avait lui-même abusé du système, Pompée décida d’y mettre bon ordre. Dorénavant, sa loi contre la brigue exigeait un délai de cinq ans entre la magistrature à Rome et la fonction de gouverneur. Dans l’intervalle des cinq premières années de vacance, pour remplir ces postes, il fut décrété que tout sénateur de rang prétorien qui n’avait jamais exercé de gouvernement se verrait attribuer une province par tirage au sort.
Cicéron prit conscience avec horreur qu’il risquait de devoir faire ce qu’il s’était toujours juré d’éviter : moisir dans un coin éloigné de l’empire pour administrer la justice auprès des autochtones. Il alla voir Pompée pour le supplier d’être exempté. Il assura que sa santé était mauvaise. Il vieillissait. Il suggéra même que les mois qu’il avait passés en exil fussent comptés comme service à l’étranger.
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