— C’est de la frime, assura Rufus. Il n’a pas ce pouvoir.
— Oh, si, il l’a et il le sait. Tout ce qu’il a à faire, c’est de rester tranquille et d’attendre que les choses viennent toutes seules.
Milon et Rufus virent tous deux dans les craintes de Cicéron la simple nervosité d’un homme vieillissant, et ils reprirent le lendemain la campagne avec un regain d’énergie. Mais Cicéron avait raison : Rome était bien trop agitée pour que les élections s’y déroulent normalement, et Milon se précipita dans le piège de Pompée. Un matin, peu après leur réunion, Cicéron reçut une convocation urgente de la part de Pompée. Il trouva la maison du grand homme cernée de soldats, et Pompée lui-même dans une partie surélevée du jardin, avec le double de sa garde habituelle. Installé avec lui sous le portique, il y avait un homme que Pompée présenta comme étant Licinius, propriétaire d’une taverne près du Circus Maximus. Pompée ordonna à Licinius de répéter son histoire à Cicéron, et le cabaretier s’empressa de raconter qu’il avait surpris dans son établissement un groupe des gladiateurs de Milon en train de fomenter le meurtre de Pompée, et que, l’ayant surpris à écouter, ils avaient tenté de le réduire au silence d’un coup d’épée. Et pour preuve, il montra alors à Cicéron une égratignure juste sous ses côtes.
Évidemment, comme me le dit ensuite Cicéron, toute cette histoire était absurde.
— Pour commencer, a-t-on déjà entendu parler de gladiateurs aussi débiles ? Quand des types de la sorte veulent te réduire au silence, ils te réduisent au silence.
Mais peu importait. Le complot de la taverne, comme on en vint à l’appeler, gonfla le nombre des rumeurs qui circulaient déjà sur Milon — qu’il avait transformé sa maison en véritable arsenal, avec un amas de boucliers, d’épées, de harnais, de dards, de javelots ; qu’il avait par toute la ville dissimulé des provisions de torches incendiaires afin de la brûler ; qu’il avait fait transporter des armes par le Tibre à sa campagne d’Ocriculum ; que les assassins de Clodius seraient lâchés sur ses adversaires à l’élection…
Lors de la réunion du Sénat qui suivit, Marcus Bibulus en personne, ancien collègue de César au consulat et farouche ennemi de toujours, se leva pour proposer que Pompée fût par décret d’urgence nommé seul consul. Cela était déjà surprenant, mais ce que personne n’avait anticipé fut la réaction de Caton. Le silence tomba sur la chambre lorsqu’il se leva.
— Je n’aurais pas proposé moi-même la motion, dit-il. Mais considérant la situation telle qu’elle vient de nous être exposée, je propose que nous acceptions cette solution comme étant un compromis raisonnable. N’importe quel pouvoir est supérieur à l’anarchie. Un seul consul vaut mieux qu’une dictature, et Pompée gouvernera sans doute plus sagement que tout autre.
Venant de Caton, c’était presque incroyable — il avait utilisé le mot « compromis » pour la première fois de sa vie — et nul ne paraissait plus interloqué que Pompée lui-même. On raconta qu’ensuite Pompée invita Caton dans sa maison du faubourg pour le remercier personnellement et lui proposer de devenir son conseiller pour toutes les questions de l’État.
— Tu n’as aucun besoin de me remercier, répondit Caton. Rien de ce que j’ai dit ne te visait personnellement ; je ne songeais qu’à l’État. Je serai ton conseiller privé si tu m’y invites ; mais, si tu ne m’y invites pas, je donnerai mon avis publiquement.
Cicéron observa leur nouveau rapprochement avec une grande appréhension.
— Pourquoi penses-tu que des hommes comme Caton ou Bibulus aient soudain décidé de soutenir Pompée ? Tu t’imagines qu’ils croient à ce complot ridicule contre sa vie ? Tu crois qu’ils ont soudain changé d’avis à son sujet ? Pas du tout ! Ils lui donnent la pleine autorité parce qu’ils le voient comme leur meilleur espoir de contrôler les ambitions de César. Je ne doute pas que Pompée en soit conscient et qu’il pense pouvoir les manipuler. Mais il a tort. N’oublie pas que je le connais. Sa faiblesse, c’est sa vanité. Ils vont le flatter, le couvrir de pouvoirs et d’honneurs, et il ne s’apercevra même pas de ce qu’ils font jusqu’à ce qu’il soit trop tard — ils vont le pousser vers une inéluctable collision avec César. Et alors, nous aurons la guerre.
Après son passage au Sénat, Cicéron alla directement trouver Milon pour lui dire clairement qu’il devait sur-le-champ abandonner sa campagne pour le consulat.
— Si tu envoies avant la nuit un message à Pompée pour lui dire que tu retires ta candidature dans l’intérêt de l’unité nationale, tu pourras éviter des poursuites ; si tu ne le fais pas, tu es fini.
— Mais si je suis poursuivi, rétorqua Milon d’un air rusé, me défendras-tu ?
Je m’attendais à ce que Cicéron lui réplique que c’était impossible. Au lieu de ça, il poussa un soupir et se passa la main dans les cheveux.
— Écoute-moi, Milon. Écoute-moi bien. Quand j’étais au plus mal, il y a six ans, à Thessalonique, tu as été le seul à me redonner espoir. Tu peux donc être assuré que, quoi qu’il arrive, je ne te laisserai pas tomber. Mais par pitié, ne laisse pas les choses en arriver là. Écris à Pompée aujourd’hui.
Milon promit d’y réfléchir, même si, évidemment, il ne se retira pas. Il y avait peu de chance que l’ambition démesurée qui l’avait propulsé en une demi-douzaine d’années de la position de propriétaire d’une école de gladiateurs aux portes du consulat se laisse maintenant museler par la prudence et la raison. De plus, sa campagne lui avait coûté si cher (certains assuraient qu’il devait plus de soixante-dix millions de sesterces) que ses dettes le conduiraient de toute façon à l’exil ; il n’avait par conséquent rien à gagner à abandonner maintenant. Il poursuivit donc sa campagne, et Pompée s’employa impitoyablement à le détruire en ouvrant une enquête sur les événements des dix-huit et dix-neuf janvier — dont le meurtre de Clodius, l’incendie du Sénat et l’attaque contre la demeure de Lepidus — sous la présidence de Domitius Ahenobarbus. Les esclaves de Milon et de Clodius furent mis à la torture pour établir les faits avec certitude, et je craignis qu’un malheureux, poussé à bout, ne se rappelât soudain ma présence sur les lieux du crime, ce qui eût été fort embarrassant pour Cicéron. Mais il semble que j’aie la chance de bénéficier d’une personnalité que personne ne remarque — ce qui m’a peut-être permis de survivre jusqu’à aujourd’hui pour écrire ces mémoires — et je ne fus pas mentionné.
L’enquête déboucha sur le procès de Milon au début du mois d’avril, et Cicéron dut alors honorer sa promesse de le défendre. C’est la seule fois où je le vis jamais prostré par l’angoisse. Pompée avait posté des soldats dans tout le centre de la cité pour assurer l’ordre. Mais l’effet produit était tout sauf rassurant. Ils bloquaient tous les accès au Forum et gardaient les principaux édifices publics. Les commerces étaient tous fermés. Une atmosphère de tension et de peur s’abattit sur la ville. Pompée vint en personne assister au procès et prit un siège tout en haut des marches du temple de Saturne, entouré par ses troupes. Cependant, malgré ce déploiement de force, on laissa l’immense foule des partisans de Clodius intimider la cour. Ils conspuèrent Milon et Cicéron dès que venait leur tour de prendre la parole, ce qui rendit la défense presque inaudible. L’outrage et l’émotion étaient de leur côté — la brutalité du crime, le spectacle de la veuve éplorée et de ses enfants privés de père, et, peut-être par-dessus tout, ce curieux phénomène qui sanctifie rétrospectivement tout homme politique, aussi lamentable fût-il, dès que sa carrière est prématurément fauchée.
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