— Bien, assura Maurel. Nous pouvons commencer à examiner les preuves. Si le prisonnier veut bien se lever. Monsieur Vallecalle, lisez l’accusation…
Durant les trois après-midi suivants, dès la fin de la session, je me précipitais en bas, traversais la meute des journalistes — dont j’ignorais les questions — et m’enfonçais dans la pénombre hivernale pour fouler les sept cent vingt mètres exactement (je les comptais chaque fois) de pavés glacés qui séparaient la rue du Cherche-Midi de l’hôtel de Brienne.
— Commandant Picquart, pour le ministre de la Guerre…
Mes comptes rendus au ministre se déroulaient toujours de la même façon. Mercier m’écoutait avec la plus grande attention.
Il me posait quelques questions, aussi pertinentes que laconiques. Puis il m’envoyait à Boisdeffre pour que je lui répète ce qu’il venait d’entendre. Boisdeffre, qui rentrait tout juste des obsèques du tsar Alexandre III à Moscou, sa noble tête sans doute truffée de problèmes russes, m’écoutait alors jusqu’au bout avec la plus grande courtoisie et, la plupart du temps, sans faire de commentaires. Après Boisdeffre, on me conduisait en voiture du ministère de la Guerre au palais de l’Élysée, où je rendais compte au président de la République en personne, le lugubre Jean Casimir-Perier, ce qui constituait une mission plutôt gênante dans la mesure où le Président soupçonnait depuis longtemps son ministre de la Guerre d’intriguer derrière son dos. En fait, Casimir-Perier n’était à l’époque pas loin de se sentir lui-même prisonnier — isolé dans ses appartements dorés, ignoré par les ministres, réduit à un rôle de pure cérémonie. Il manifestait son mépris pour l’armée en ne m’invitant pas une seule fois à m’asseoir. Sa réaction, à l’écoute de mon récit, était de le ponctuer de remarques sarcastiques et de reniflements incrédules :
— On croirait une intrigue de l’Opéra-Comique !
Je partageais en privé ses doutes, et ils ne firent que s’accroître à mesure que la semaine avançait. Le premier jour, les témoins furent les six hommes clés qui avaient travaillé à l’instruction du procès contre Dreyfus : Gonse, Fabre et d’Aboville, Henry, Gribelin et du Paty. Gonse expliqua que Dreyfus avait pu très facilement avoir accès aux documents secrets mentionnés dans le bordereau Fabre et d’Aboville décrivirent son comportement suspect lorsqu’il servait au 4 eBureau. Henry témoigna de l’authenticité du bordereau en tant que preuve récupérée à l’ambassade d’Allemagne. Gribelin — s’appuyant sur des rapports de police établis par Guénée — dressa un portrait de Dreyfus en coureur de femmes et joueur invétéré que je trouvai franchement impossible à croire. Mais du Paty assura que Dreyfus était poussé par des « pulsions animales », et que, sous son apparence convenable, c’était une canaille * (Dreyfus se contenta de hocher la tête à ces propos). Du Paty allégua aussi que l’accusé avait modifié volontairement son écriture pour la déguiser pendant la dictée — accusation sérieusement démontée lorsque Demange, lui montrant des échantillons de l’écriture de Dreyfus, le pria de désigner où ces changements intervenaient et que du Paty fut dans l’incapacité de le faire.
Au total, ce n’était guère impressionnant.
À la fin de mon premier rapport, quand Mercier me demanda mon opinion sur le déroulement du procès, j’hésitai.
— Eh bien, commandant, dit-il à voix basse, votre avis, en toute honnêteté, s’il vous plaît. C’est pour cela que je vous envoie là-bas.
— En fait, monsieur le ministre, en toute franchise, je dois vous dire que tout repose principalement sur des présomptions. Nous avons amplement établi que Dreyfus pourrait être le traître ; mais nous n’avons pas encore démontré qu’il l’ était .
Mercier grogna, mais ne fit pas d’autre commentaire. Cependant, le lendemain, lorsque j’arrivai au tribunal pour le deuxième jour d’audience, Henry m’attendait.
— Il paraît que vous avez dit au ministre que notre dossier paraît assez mince, commença-t-il sur un ton accusateur.
— N’est-ce pas le cas ?
— Non, je ne pense pas.
— Voyons, commandant Henry, ne semblez pas si offensé. Vous voulez vous joindre à moi ? proposai-je en lui offrant une cigarette, qu’il prit avec réticence.
Je frottai une allumette et allumai la sienne en premier.
— Je n’ai pas dit que le dossier était mince, juste qu’il n’était pas assez étayé.
— Bon Dieu, répliqua Henry, dont le soupir de contrariété s’accompagna d’un jet de fumée, c’est facile à dire pour vous. Si seulement vous saviez toutes les preuves avérées que nous avons contre ce porc. Figurez-vous que nous disposons même d’une lettre d’un officier du renseignement étranger où il est nommément cité comme étant le traître !
— Alors, servez-vous-en !
— Comment faire ? Cela reviendrait à trahir nos sources les plus secrètes. Cela causerait plus de mal que Dreyfus n’en a déjà fait.
— Même avec le huis clos ?
— Ne soyez pas naïf, Picquart ! Chaque mot prononcé dans cette salle finira par sortir à un moment ou à un autre.
— Eh bien, je ne vois pas que suggérer d’autre.
Henry tira longuement sur sa cigarette.
— Que se passerait-il, glissa-t-il en jetant un coup d’œil autour de lui pour vérifier que personne n’écoutait, si je revenais devant le conseil afin de décrire certaines preuves que nous avons dans le dossier ?
— Mais vous avez déjà donné vos preuves.
— Ne pourrait-on me rappeler ?
— Sur quel motif ?
— Ne pourriez-vous vous entretenir avec le colonel Maurel et le lui suggérer ?
— Quelle raison lui donnerais-je ?
— Je ne sais pas. Je suis sûr que nous pourrions trouver quelque chose.
— Mon cher Henry, je suis ici en tant qu’observateur, pas pour interférer avec la procédure.
— Parfait, conclut Henry avec amertume.
Il tira une dernière bouffée de sa cigarette, la laissa tomber sur le dallage et l’écrasa de la pointe de sa botte.
— Je le ferai moi-même.
La matinée de la deuxième séance fut consacrée à un défilé d’officiers de l’état-major. Ils se succédèrent pour dénigrer sans détour leur ancien camarade. Ils décrivirent un homme qui furetait dans leurs bureaux, refusait de fraterniser avec eux et se comportait toujours comme s’il leur était intellectuellement supérieur. L’un d’eux assura que Dreyfus lui avait confié se moquer de ce que l’Alsace fût sous occupation allemande puisqu’il était juif, et que les Juifs, n’ayant pas de pays à eux, étaient indifférents aux changements de frontières. Pendant tous ces témoignages, le visage de Dreyfus ne trahit aucune émotion. On aurait pu croire qu’il était sourd comme un pot, ou bien qu’il faisait tout pour ne pas entendre. Mais, une fois de temps en temps, il levait la main pour demander la parole. Il corrigeait alors un détail de sa voix atone : tel témoignage était faux puisqu’il ne se trouvait pas dans ce service au moment dit ; telle déclaration était erronée car il n’avait jamais rencontré le sieur en question. Il ne semblait animé par aucune colère. C’était un automate. Plusieurs officiers parlèrent néanmoins en sa faveur. Mon vieil ami Mercier-Milon le qualifia de « soldat fidèle et scrupuleux ». Le capitaine Tocane, qui avait suivi mes cours de topographie en même temps que Dreyfus, assura qu’il le croyait « incapable de félonie ».
Puis, à l’ouverture de la séance de l’après-midi, l’un des juges, le commandant Gallet, annonça qu’il avait une communication importante à porter à l’attention du conseil. D’après ce qu’il avait compris, déclara-t-il gravement, il y avait déjà eu une enquête sur une suspicion de trahison à l’état-major de l’armée avant que ne soit ouverte, en octobre, l’enquête sur Dreyfus. Si cela se devait se vérifier, il déplorait que le conseil n’en eût pas été informé, et il suggérait d’éclaircir ce point au plus tôt. Le colonel Maurel accepta, et pria l’huissier de rappeler le commandant Henry. Quelques minutes plus tard, Henry apparut, manifestement embarrassé et en train de boutonner sa tunique, comme si l’on était allé le chercher dans un cabaret. Je notai l’heure : 2 h 35.
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