Le procès de Dreyfus devait commencer le mercredi 19 décembre au tribunal militaire, une vieille bâtisse sinistre située juste en face de la prison du Cherche-Midi, et il devait durer trois ou quatre jours. J’espérais sincèrement que ce serait terminé avant samedi soir ; j’avais des billets pour assister à la première de Prélude à l’après-midi d’un faune , de M. Debussy, à la salle d’Harcourt.
Je pris soin d’arriver au tribunal de bonne heure. Il ne faisait pas encore jour quand je pénétrai dans le vestibule bondé. La première personne que je repérai fut le commandant Henry. Quand il me vit, il ne put réprimer un sursaut de surprise.
— Commandant Picquart ! Que faites-vous ici ?
— Le ministre m’a chargé d’être son observateur.
— Seigneur, vraiment ? fit Henry avec une grimace. C’est qu’on n’est pas n’importe qui maintenant ! Vous allez donc être son mouchard ! Il va falloir qu’on fasse attention à ce qu’on dit quand vous serez dans les parages.
Il feignait de plaisanter, mais je voyais bien qu’il se sentait insulté et, à partir de cet instant, il ne cessa de se méfier de moi. Je lui souhaitai bonne chance et gravis l’escalier de pierre qui menait à la salle d’audience, au premier étage.
La bâtisse était en fait un ancien couvent aux épaisses portes basses et cintrées et aux murs grossièrement passés à la chaux, d’où jaillissaient de petits crochets pour les images pieuses. La salle réservée aux audiences n’était guère plus vaste qu’une salle de classe, et déjà remplie de journalistes, de gendarmes, de soldats et de ces habitués des tribunaux dont le passe-temps est de suivre les procès. Pour les juges, une longue table recouverte de feutre vert occupait, tout au bout, une estrade dressée sous la représentation gigantesque d’un Christ. On avait cloué des tapis par-dessus les fenêtres — que ce fût pour empêcher les regards indiscrets ou le froid de décembre d’entrer, je ne le sus jamais, mais l’effet en était curieusement sinistre et avait de quoi rendre claustrophobe. Il y avait, face aux juges, une simple chaise de bois pour l’accusé, un petit bureau d’un côté pour son avocat, et un autre, en face, pour le commissaire du gouvernement. Une chaise était placée sur le côté, derrière les juges, à mon intention. Il n’y avait pas de sièges pour l’assistance ; celle-ci ne pouvait que se presser contre les murs. Je pris mon calepin et un crayon, et m’assis pour attendre. À un moment, du Paty de Clam fit une brève apparition, suivi par le général Gonse. Ils passèrent la scène en revue puis s’éclipsèrent.
Les principaux protagonistes apparurent peu après. Il y avait Maître Edgar Demange, exotique dans sa robe noire et toque noire cylindrique, sinon l’image même du fermier terne, la cinquantaine, le visage large, rasé de frais avec de longs favoris clairsemés. Brisset était commissaire du gouvernement, mince comme une lame dans son uniforme de commandant. Arrivèrent enfin les sept juges militaires, eux aussi en uniforme — un colonel, trois commandants et deux capitaines conduits par le président du conseil de guerre, le colonel Émilien Maurel, vieillard maladif et ratatiné qui, je l’appris plus tard, souffrait d’hémorroïdes. Ce dernier prit place au centre de la longue table et s’adressa à la cour d’une voix grincheuse :
— Faites entrer l’accusé !
Tous les yeux se tournèrent vers le fond du tribunal, la porte s’ouvrit, et il apparut. Amaigri par la mauvaise alimentation, il se tenait légèrement voûté à cause du manque d’exercice et avait le teint gris du fait de l’épuisement et du manque de lumière dans sa cellule : il avait pris dix ans en dix semaines. Cependant, alors qu’il s’avançait dans la salle, escorté par un lieutenant de la garde républicaine, il relevait la tête avec un air de défi. Je détectai même dans son pas une nuance d’empressement. Peut-être Mercier avait-il raison de s’inquiéter. Je notai : Très grand seigneur & impatient de commencer. Il s’arrêta devant le colonel Maurel et salua.
Maurel toussota pour s’éclaircir la voix, et commença :
— Quel est votre nom ?
— Alfred Dreyfus.
— Lieu de naissance ?
— Mulhouse.
— Âge ?
— Trente-cinq ans.
— Vous pouvez vous asseoir.
Dreyfus s’installa sur sa chaise. Il retira son képi et le plaça dessous, puis il rajusta son pince-nez et regarda autour de lui. Je me trouvais juste dans sa ligne de mire, et ses yeux se posèrent presque aussitôt sur moi. Je soutins son regard pendant peut-être trente secondes. Quelle était son expression ? Je n’aurais su le déterminer. Mais j’avais le sentiment qu’en regardant ailleurs j’aurais admis que je lui avais joué un sale tour, et je m’y refusais.
Au bout du compte, ce fut le commissaire du gouvernement, Brisset, qui mit fin à notre concours en nous faisant détourner les yeux au même instant. Il se mit debout et dit :
— Monsieur le président, considérant que la publicité du procès est dangereuse pour l’ordre public, je requiers le conseil d’ordonner que les débats auront lieu à huis clos.
Aussitôt, Demange se leva pesamment.
— Monsieur le président, nous nous y opposons avec la plus grande vigueur. Mon client a le droit d’être traité comme n’importe quel accusé.
— Monsieur le président, en temps normal, nul ne discuterait cela. Mais la preuve contre le capitaine Dreyfus comprend nécessairement des questions importantes de nature à compromettre la défense nationale.
— Avec tout le respect que je vous dois, attendu que l’unique pièce retenue contre mon client n’est qu’une page à l’écriture controversée…
Un murmure de surprise parcourut la salle. Maurel le fait taire d’un coup de marteau.
— Maître Demange ! Silence, s’il vous plaît ! Vous êtes un avocat beaucoup trop expérimenté pour être excusé d’avoir recours à un tel stratagème. Le conseil se retire pour en délibérer. Qu’on reconduise l’accusé dans sa cellule.
Dreyfus fut emmené. Les juges sortirent à sa suite. Demange paraissait satisfait de ce premier échange. Ainsi que j’en avertis par la suite Mercier, quoi qu’il pût se passer, il avait réussi à informer le public du peu d’épaisseur des charges contre Dreyfus.
Un quart d’heure plus tard, le conseil reprit sa place. Maurel ordonna de faire revenir Dreyfus de sa cellule, et l’accusé fut ramené devant ses juges, plus imperturbable que jamais. Maurel déclara :
— Le conseil a examiné la question avec la plus grande attention. Étant donné le caractère hautement inhabituel de cette affaire, qui touche à des questions particulièrement graves de défense nationale, on ne saurait en la matière se montrer trop prudent. Le conseil ordonne donc le huis clos. En conséquence, l’assistance doit évacuer la salle immédiatement.
Une rumeur de mécontentement et de déception s’éleva. Demange essaya de protester, mais Maurel abattit son marteau.
— Non, non, le conseil a pris sa décision, Maître Demange ! Nous n’en discuterons pas avec vous. Huissiers, faites évacuer la salle !
Demange se laissa tomber sur son siège. Il avait à présent la mine sombre. Il ne fallut pas plus de deux minutes aux gendarmes pour faire sortir la presse et le public. Dès que les huissiers eurent refermé les portes, l’atmosphère du tribunal changea du tout au tout. Le calme s’abattit. Les tentures devant les fenêtres semblaient nous couper du monde extérieur. Seules treize personnes restaient présentes : Dreyfus, son avocat et le commissaire du gouvernement, les sept juges, le greffier Vallecalle, un représentant de la police et moi-même.
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