— Qu’en était-il de son état mental, pendant tout ce temps ?
— Pour être franc avec vous, mon colonel, répond Gribelin la mine fuyante, sa santé mentale semblait plutôt fragile. Il était au régime du secret le plus strict. Il n’avait droit à aucune lettre, à aucun visiteur. Il était souvent en larmes, réclamait sa famille et ainsi de suite. Je me souviens qu’il avait des éraflures au visage, ajoute-t-il en se touchant légèrement la tempe. De ce côté. Les gardiens nous ont dit qu’il se frappait la tête contre les murs.
— Et il a nié toute participation à des affaires d’espionnage ?
— Absolument. C’était un fameux comédien, mon colonel. Celui qui l’a formé a fait du très bon travail.
Je continue de feuilleter le dossier. Je vous adresse, monsieur, quelques renseignements intéressants… Je vous adresse, monsieur, quelques renseignements intéressants… Je vous adresse, monsieur, quelques renseignements intéressants… L’écriture se détériore à mesure que le temps passe. On dirait un rapport d’un asile d’aliénés. J’ai moi-même la tête qui commence à tourner. Je ferme le dossier et le repousse de l’autre côté de la table.
— C’est fascinant, Gribelin. Merci de m’avoir consacré de votre temps.
— Si je peux vous être utile en quoi que ce soit d’autre, mon colonel ?
— Je ne crois pas, non. Pas pour le moment.
Il serre tendrement le dossier dans ses bras et l’emporte vers le classeur. Je m’arrête à la porte et me retourne pour le regarder.
— Vous avez des enfants, monsieur Gribelin ?
— Non, mon colonel.
— Êtes-vous même marié ?
— Non, mon colonel, ça ne s’est jamais accordé avec mon travail.
— Je comprends. Je suis comme vous. Bonsoir, Gribelin.
— Bonsoir, mon colonel.
Je dévale l’escalier jusqu’au premier étage, prenant de la vitesse à mesure que j’avance, puis je descends au rez-de-chaussée, traverse le vestibule et sors dans le soleil, où je me remplis les poumons de longues bouffées d’air frais et vivifiant.
Je dors très peu cette nuit-là. Je transpire, me tourne et me retourne sur mon lit étroit, froissant les draps au point que j’ai bientôt l’impression de dormir sur des pierres. Les fenêtres sont ouvertes pour faire circuler un peu d’air, mais elles ne laissent entrer que le bruit de la ville. Durant mon insomnie, je compte les carillons des églises lointaines toutes les heures jusqu’à six. Puis je finis par sombrer dans le sommeil, pour être réveillé trente minutes plus tard par la trompe rauque des premiers tramways du matin. Je m’habille, descends et marche jusqu’au café, au coin de la rue Copernic. Je n’ai pas faim pour quoi que ce soit de plus substantiel qu’un café noir et une cigarette. Je jette un coup d’œil sur Le Figaro. Une zone de hautes pressions en provenance du sud-ouest des côtes d’Irlande traverse les îles Britanniques, les Pays-Bas et l’Allemagne. Les détails de la visite prochaine du tsar Nicolas à Paris doivent encore être précisés. Le général Billot, ministre de la Guerre, assiste aux manœuvres de la cavalerie dans le Gâtinais. Autrement dit, il ne se passe rien en ce mois d’août caniculaire.
Lorsque j’arrive à la section de statistique, Lauth est déjà dans son bureau. Il porte un tablier de cuir. Il a procédé à quatre tirages de chacune des lettres d’Esterhazy : moites et luisantes, les photos puent encore le fixateur chimique. Il a, comme d’habitude, fait un excellent travail. L’adresse et la signature sont occultées tandis que les lignes d’écriture sont nettes et très lisibles. Je le félicite :
— Beau travail. Je les prends avec moi — avec les originaux des lettres, si ça ne vous dérange pas.
Il les glisse dans une enveloppe qu’il me remet.
— Voilà, mon colonel. J’espère qu’elles vous mèneront à quelque chose d’intéressant.
Ses grands yeux bleus évoquent ceux d’un épagneul suppliant. Mais il m’a déjà demandé une fois ce que je comptais faire de ces lettres, et j’ai refusé de lui répondre. Il n’ose pas insister.
Je prends un malin plaisir à ignorer la question en suspens et lui adresse un « Bonne journée, Lauth » des plus enjoué avant de regagner mon cabinet. Je m’empare d’un exemplaire de chaque lettre et les glisse dans ma serviette ; j’enferme les autres dans mon coffre, puis je verrouille la porte de mon bureau derrière moi. Dans le hall, je signale au nouveau concierge, Capiaux, que je ne sais pas quand je serai de retour. C’est un ancien de la cavalerie qui approche de la cinquantaine. J’ignore où Henry est allé le pêcher et ne suis pas sûr de pouvoir lui faire confiance : il a, me semble-t-il, l’œil vitreux et le teint couperosé des compagnons de beuverie du commandant.
Il me faut vingt minutes de marche pour arriver à la préfecture de police de l’île de la Cité, imposante forteresse qui se dresse sur le quai, près du pont Saint-Michel. Bâtisse administrative par excellence, elle est aussi sombre et laide à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je donne ma carte de visite au concierge — Lt. Col. Georges Picquart, ministère de la Guerre — et l’informe que je voudrais voir M. Alphonse Bertillon. L’homme fait aussitôt preuve de déférence et me prie de le suivre. Il déverrouille une porte, me fait entrer et referme la porte à clef derrière nous. Nous gravissons un étroit escalier de pierre en colimaçon dont les volées de marches sont si raides que je suis presque plié en deux. À un moment, nous devons nous arrêter et nous plaquer contre le mur pour laisser passer une dizaine de prisonniers qui descendent en file indienne et laissent dans leur sillage des relents de sueur et de désespoir.
— M. Bertillon les a mesurés, explique mon guide, comme si les malheureux sortaient de chez le tailleur.
Nous reprenons notre ascension. Il déverrouille enfin une autre porte, et nous émergeons dans un corridor chaud et ensoleillé, au plancher de bois nu.
— Si vous voulez bien attendre ici, mon colonel, dit-il, je vais le chercher.
Nous nous trouvons sous les combles, côté ouest. La chaleur emmagasinée fait qu’on se croirait dans une serre. Derrière les fenêtres du laboratoire de Bertillon, au-delà des cheminées de la préfecture, la toiture massive du palais semble une mer d’ardoise bleue démontée d’où émerge la délicate flèche noir et or de la Sainte-Chapelle. Les murs du laboratoire sont tapissés de centaines de photographies de criminels, de face et de profil. L’anthropométrie — ou le « bertillonnage », comme l’appelle modestement notre grand praticien — repose sur le postulat que tout être humain peut être identifié de façon infaillible par une combinaison de dix mensurations. Je repère dans un coin une sorte de tabouret auquel sont fixés une toise métallique et un pied à coulisse pour mesurer la longueur des avant-bras et des doigts ; un autre est équipé d’un cadre de bois pareil à un grand chevalet pour relever la hauteur assise (longueur du torse) et debout ; sur un troisième, un système de compas coudés en bronze permet de prendre les mesures du crâne. Il y a aussi un énorme appareil photo, ainsi qu’une table où trônent un microscope et une loupe montée sur un support, et tout un ensemble de classeurs.
Je flâne en examinant les photographies. Cela me fait penser à une grande collection naturaliste — des papillons peut-être, ou des coléoptères soigneusement classés et épinglés. Les prisonniers présentent tous des expressions de peur, de honte, de colère, de défi ou d’ennui. Certains sont visiblement mal en point, affamés ou déments ; nul ne sourit. Au milieu de ce lamentable déploiement de misère humaine, je tombe soudain sur Alfred Dreyfus. Son visage de comptable insignifiant me fixe au-dessus de son uniforme déchiré. Sans ses lunettes ou son pince-nez, sa figure semble nue. Ses yeux me transpercent. Il y a une légende : Dreyfus 5.1.95.
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