— Oui, mon commandant, deux.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— Un garçon et une fille.
— Et quel âge ont-ils ?
— Pierre a trois ans, et Jeanne un an et demi…
Ainsi de suite. Ce fut un soulagement d’arriver à ma porte.
— Peut-être devriez-vous attendre ici pendant que je vérifie ce qui se passe, proposai-je.
— Merci, mon commandant.
Il entra dans mon bureau et je fermai la porte. Je consultai de nouveau ma montre. Neuf heures moins dix. J’arpentai pendant plusieurs minutes le couloir telle une sentinelle, lançant régulièrement des regards en direction de ma porte close, regrettant que le temps ne s’écoulât pas plus vite et me demandant si le capitaine n’était pas sorti par la fenêtre et descendu, accroché à une gouttière, ou s’il n’était pas en ce moment même en train de fouiller mes tiroirs, à la recherche de secrets. Enfin, à neuf heures moins deux, j’allai le chercher. Il se tenait assis au bord d’une chaise, son chapeau melon posé sur ses genoux. Les papiers n’avaient pas bougé sur mon bureau. Il ne paraissait pas avoir remué d’un centimètre.
— Votre télégramme dit vrai, annonçai-je d’un ton jovial. Il y a bien une inspection.
— Quel soulagement ! s’exclama Dreyfus en se levant. J’ai vraiment cru qu’on m’avait joué un mauvais tour — cela m’est déjà arrivé, vous savez.
— Je dois voir le général de toute façon. Je vous accompagne.
Et nous repartîmes.
— J’espère, dit Dreyfus, que j’aurai l’occasion d’échanger un mot avec le général de Boisdeffre. Nous avons eu une conversation fort intéressante au sujet des formations d’artillerie, cet été. Et il y a un ou deux points que j’aurais voulu ajouter depuis.
Je ne répondis pas. Puis il ajouta :
— Sauriez-vous par hasard combien de temps cette inspection risque de durer, mon commandant ?
— Malheureusement non.
— Le problème est que j’ai dit à ma femme que je serais rentré pour le déjeuner. Tant pis, cela n’a pas d’importance.
Nous avions atteint le vaste et imposant vestibule conduisant au cabinet du chef de l’état-major.
— Cela me paraît incroyablement calme, non ? commenta Dreyfus. Où sont-ils tous ?
La grande porte à deux battants se trouvait devant nous. Dreyfus ralentit le pas. Je l’adjurai en silence d’avancer.
— J’imagine qu’ils vous attendent déjà à l’intérieur, répliquai-je en le poussant doucement, la main sur le bas de son dos.
Nous arrivâmes à la porte, et je l’ouvris. Il se tourna vers moi, interloqué :
— Vous n’entrez pas, mon commandant ?
— Pardon, je viens de me souvenir d’une chose que j’ai à faire. Au revoir.
Je tournai les talons et m’éloignai. J’entendis derrière moi le déclic d’une serrure. Lorsque je me retournai, la porte était fermée, et Dreyfus avait disparu.
— Racontez-moi, dis-je à Gribelin, ce qui s’est passé exactement, ce matin-là, quand je vous ai amené Dreyfus au cabinet du chef de l’état-major.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, mon colonel.
— Vous étiez là-bas en tant que témoin, non ?
— Oui.
— Eh bien, qu’avez-vous vu ?
L’archiviste me dévisage tandis que je prends une chaise.
— Pardonnez toutes ces questions, monsieur Gribelin. J’essaie seulement de combler les trous. C’est toujours une affaire en cours, vous savez.
Je lui indique la chaise en face de moi.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
— Si c’est ce que vous voulez, mon colonel.
Sans me quitter des yeux, comme s’il craignait que je ne lui saute dessus, Gribelin pose sa frêle carcasse sur le siège.
— Que voulez-vous savoir ?
J’allume une cigarette et prends tout mon temps pour approcher le cendrier.
— Il ne faudrait pas qu’une étincelle s’égare, par ici ! dis-je avec un sourire en secouant l’allumette pour l’éteindre avant de la placer soigneusement dans le cendrier. Donc, Dreyfus passe la porte. Et ensuite ?
Ce fut aussi difficile que d’arracher une dent, mais je parvins peu à peu à lui soutirer toute l’histoire : Dreyfus qui entre, regarde autour de lui et demande où est le général de Boisdeffre ; du Paty, qui répond que le général a été retardé, l’invite à s’asseoir et, lui montrant sa main gantée, l’invite à écrire une lettre pour lui car il s’est foulé le poignet ; Dreyfus qui fait ce qu’on lui demande, sous la surveillance de Cochefert et de son adjoint, et de Gribelin, qui est assis en face.
— Il devait commencer à s’inquiéter, suggéré-je. Il devait se demander ce qui se passait.
— Absolument. Son inquiétude se voit d’ailleurs dans son écriture. En fait, je peux vous montrer.
Gribelin retourne à son classeur et en revient avec un gros dossier, épais de plusieurs centimètres. Il l’ouvre.
— La première pièce est la lettre même que Dreyfus a écrite sous la dictée du colonel du Paty, annonce-t-il en poussant le dossier vers moi. Vous voyez comme son écriture change au milieu, quand il a pris conscience qu’il avait été piégé et a tenté de la déguiser.
Cela débute comme une lettre ordinaire : Paris, 15 octobre 1894. Ayant le plus grave intérêt, monsieur, à rentrer momentanément en possession des documents que je vous ai fait parvenir avant mon départ aux manœuvres …
— Je ne vois guère de changement au milieu…
— Mais si, coupe Gribelin, visiblement exaspéré. Il y en a un, c’est évident. Ici, précise-t-il en martelant la page du doigt. Très exactement ici, là où le colonel lui a fait écrire le frein hydraulique du canon de 120 — c’est là qu’il a compris ce qui se passait. Vous voyez bien comme ses lettres deviennent soudain plus grandes et moins régulières.
Je regarde de nouveau, mais ne vois toujours rien.
— Peut-être, si vous le dites…
— Croyez-moi, mon colonel, nous avons tous noté son changement d’attitude. Son pied s’est mis à trembler. Le colonel du Paty l’a accusé de changer de style. Dreyfus a nié. Dès la dictée terminée, le colonel lui a signifié qu’il était arrêté pour crime de haute trahison.
— Et ensuite, qu’est-il arrivé ?
— Le commissaire Cochefert et son adjoint se sont emparés de lui et l’ont fouillé. Dreyfus persistait à nier. Le colonel du Paty lui a montré le revolver et offert la sortie honorable.
— Comment a réagi Dreyfus ?
— Il a lancé : « Tuez-moi si vous voulez, mais je suis innocent ! » On aurait dit un personnage dans une pièce de théâtre. À ce moment, le colonel du Paty a fait venir le commandant Henry, qui se tenait dissimulé derrière la portière, et c’est le commandant Henry qui l’a conduit à la prison.
Je me mets à tourner les pages du dossier. Je suis surpris de découvrir que chacune des feuilles est une copie du bordereau. Je l’ouvre au milieu et le feuillette jusqu’à la fin.
— Mon Dieu, murmuré-je, combien de fois le lui avez-vous fait copier ?
— Oh, une centaine, voire plus. Mais cela s’est étalé sur plusieurs semaines. Vous verrez que les feuillets sont notés : « main gauche », « main droite », « debout », « assis », couché »…
— Vous lui avez fait faire cela dans sa cellule, je présume ?
— Oui. M. Bertillon, l’expert en écritures de la préfecture de police, voulait un échantillon le plus large possible pour démontrer comment Dreyfus parvenait à maquiller son écriture. Le colonel du Paty et moi-même allions voir le prisonnier au Cherche-Midi, généralement vers minuit, et l’interrogions jusqu’au matin. Le colonel eut même l’idée de le surprendre pendant qu’il dormait — en s’introduisant dans sa chambre de prison pour lui porter brusquement une lanterne au visage.
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