— Levez-vous !
Le greffier Vallecalle lut le verdict :
— Au nom du peuple français, commença-t-il, et les sept juges saluèrent en portant la main à leur képi —, le premier conseil de guerre permanent du Gouvernement militaire de Paris, le huis clos ayant été prononcé, a rendu en audience publique le jugement dont la teneur suit…
Lorsqu’il prononça le mot « coupable », un cri de « Vive la patrie ! » fusa du fond du tribunal. Les reporters commencèrent à se ruer hors de la salle.
— Maître Demange, déclara Maurel, vous pouvez aller informer le condamné.
L’avocat ne bougea pas. Il avait la tête entre ses mains, et il pleurait.
Une étrange rumeur enfla au-dehors — une sorte de crépitement mêlé d’un mugissement. Je crus qu’il s’agissait de la pluie et du vent. Puis je pris conscience que c’était la foule massée dans la rue qui réagissait au verdict par des applaudissements et des clameurs : « À bas les Juifs ! » « Mort au traître juif ! ».
— Commandant Picquart, pour le ministre de la Guerre…
La sentinelle. La cour. Le hall. L’escalier.
Mercier se tenait au centre de son cabinet, en uniforme de parade. Il avait la poitrine blindée de médailles et de décorations. Son épouse anglaise était à son côté, en robe de velours vert, le cou orné de diamants. Ils semblaient tous les deux très petits et délicats, semblables à deux mannequins dans une reconstitution historique.
La course m’avait coupé le souffle, et je transpirais malgré le froid.
— Coupable, parvins-je à balbutier. Déportation à vie dans une enceinte fortifiée.
M meMercier porta la main à sa poitrine.
— Le pauvre homme ! s’écria-t-elle.
Le ministre cligna des yeux en me regardant, mais ne fit aucun commentaire, sinon :
— Merci de m’avoir tenu informé.
Je trouvai Boisdeffre à son cabinet, lui aussi en grande tenue et couvert de médailles, prêt à partir au même banquet que les Mercier, au palais de l’Élysée. Sa seule remarque fut :
— Je vais enfin pouvoir dîner en paix.
Le devoir accompli, je me précipitai rue Saint-Dominique et parvins de justesse à héler un fiacre. À huit heures et demie, je me glissai à ma place, près de Blanche de Comminges, à la salle d’Harcourt. Je cherchai Debussy du regard, mais ne pus le trouver. Le chef donna un petit coup de baguette, le flûtiste porta son instrument à ses lèvres, et ces premières mesures exquises et retentissantes — dont certains assurent qu’elles marquent la naissance de la musique moderne — chassèrent aussitôt Dreyfus de mes pensées.
J’attends délibérément la fin de la journée pour monter voir Gribelin. Il paraît très surpris de me découvrir à sa porte pour la deuxième fois en deux jours. Il se lève avec peine.
— Mon colonel ?
— Bonsoir, Gribelin. Je voudrais consulter le dossier secret sur Dreyfus, je vous prie.
Est-ce mon imagination, ou bien détecté-je, comme chez Lauth, une pointe d’inquiétude dans ses yeux ?
— Je n’ai pas ce dossier, mon colonel, malheureusement.
— Je suppose donc que c’est le commandant Henry qui le détient.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demande-t-il.
— Quand j’ai pris la direction de la section, le colonel Sandherr m’a indiqué que si j’avais la moindre question concernant le dossier Dreyfus, je devais consulter Henry. J’en ai donc déduit que ce devait être Henry qui en avait la garde.
— Eh bien, de toute évidence, si c’est le colonel Sandherr qui l’a dit… fait Gribelin, dont la voix se perd.
Puis il ajoute, plein d’espoir :
— Je me demande, mon colonel — étant donné qu’Henry est en permission — je me demande s’il ne vaudrait pas mieux attendre son retour… ?
— C’est hors de question. Il ne rentrera pas avant plusieurs semaines et il me faut ce dossier tout de suite. Allons, monsieur Gribelin, le houspillé-je, voyant qu’il ne fait pas mine de bouger.
Je lui tends le bras et ajoute :
— Je suis sûr que vous avez les clefs de son bureau.
Je sens qu’il voudrait mentir. Mais cela reviendrait à désobéir à un ordre direct d’un supérieur. Ce serait là un acte de rébellion dont Gribelin, contrairement à Henry, est par nature incapable.
— Eh bien, dit-il, je suppose que nous pouvons vérifier…
Il déverrouille le tiroir inférieur droit de son bureau et en sort un trousseau de clefs. Nous descendons ensemble.
Le bureau d’Henry donne sur la rue de l’Université. L’odeur d’égout est encore plus forte dans la pièce sans air. Une grosse mouche se cogne comme une folle contre les vitres crasseuses. Il y a la table de travail, la chaise, le coffre, le classeur et le mince carré de tapis brun réglementaires du ministère de la Guerre. Les seules touches personnelles consistent en un pot à tabac de bois sculpté en forme de tête de chien posé sur la table, une chope à bière monstrueusement décorée au blason d’un régiment allemand sur le bord de la fenêtre et une photographie d’Henry en compagnie de camarades portant l’uniforme du 2 ezouaves à Hanoï : il se trouvait là-bas en même temps que moi, mais si nous nous sommes croisés, je n’en ai pas gardé le souvenir. Gribelin s’accroupit pour ouvrir le coffre et fouille dans les dossiers. Il le referme dès qu’il a trouvé ce qu’il cherche. Au moment où il se redresse, ses genoux craquent comme des brindilles.
— Voilà, mon colonel.
C’est la même enveloppe jaune avec la lettre « D » écrite dans le coin, que j’ai remise au président du conseil de guerre vingt mois plus tôt, sauf que le sceau en a été brisé. Je la soupèse. Je me rappelle l’avoir trouvée bien légère lorsque du Paty me l’a remise au tribunal ; l’impression est la même.
— C’est tout ce qu’il y a ?
— C’est tout. Faites-moi savoir quand vous en aurez terminé, comme ça je pourrai remettre le dossier en place.
— Ne vous en faites pas. À partir de maintenant, c’est moi qui m’en occupe.
De retour dans mon cabinet, je pose l’enveloppe sur mon bureau et la contemple quelques instants. Il est curieux qu’un objet aussi anodin puisse revêtir une telle signification. Suis-je vraiment sûr de vouloir faire ça ? Une fois qu’on a lu quelque chose, il est impossible de revenir en arrière. Il pourrait y avoir des conséquences — d’ordre juridique et éthique — que je ne devine même pas.
Je soulève le rabat et sors le contenu de l’enveloppe. Il y a en tout cinq documents.
Je commence avec une déposition manuscrite d’Henry, qui donne le contexte de son témoignage théâtral au conseil de guerre :
Messieurs,
Au moins de juin 1893, la section de statistique entra en possession d’une note rédigée de la main de l’attaché militaire allemand, le colonel von Schwartzkoppen. Cette note montrait qu’il avait reçu, via un informateur inconnu, les plans des fortifications de Toul, Reims, Langres et Neufchâteau.
En janvier 1894, une nouvelle note interceptée révélait qu’il avait versé à cet informateur une avance de six cents francs pour les plans d’Albertville, Briançon, Mézières, ainsi que les feuilles neuves des deux rives de la Moselle et de la Meurthe sur lesquelles se trouvent dessinées les fortifications.
Deux mois plus tard, en mars 1894, un agent de la Sûreté, François Guénée, agissant pour notre compte, rencontra l’attaché militaire espagnol, le marquis de Val Carlos, informateur régulier de la section de statistique. Entre autres renseignements, le marquis avertit M. Guénée de l’existence d’un agent allemand au sein de l’état-major. Ses paroles exactes furent : « Dites bien de ma part à M. le commandant Henry, qui pourra le répéter au colonel, qu’au ministère de la Guerre, il y a lieu de redoubler de surveillance car il résulte de ma dernière conversation avec les attachés allemands qu’ils ont dans les bureaux de l’état-major de l’armée un officier qui les renseigne admirablement. Cherchez, Guénée : si je connaissais son nom, je vous le dirais ! »
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