Je suis maintenu en isolement, pratiquement interdit de visites, et ne suis autorisé à sortir qu’une heure par jour, dans une cour minuscule de six pas de côté, entourée de hauts murs. Je l’arpente de part en part, d’un coin à l’autre par le milieu, en longeant les murs, je tourne en rond comme une souris piégée au fond d’un puits.
On m’accuse d’avoir gratté l’adresse originale de la carte-télégramme et d’y avoir inscrit moi-même le nom d’Esterhazy. Je suis passible d’une peine de cinq ans. Les interrogatoires se prolongent des semaines durant.
Rappelez-nous dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu…
Heureusement, je n’ai pas oublié que j’ai demandé à Lauth de faire des photographies du petit bleu peu après qu’il a été reconstitué. Ces photos finissent par être produites et montrent clairement que l’adresse n’avait pas été grattée à l’époque ; elle n’a été falsifiée que plus tard, dans le cadre des machinations montées pour me perdre. Je reste cependant détenu au Cherche-Midi. Pauline m’écrit, souhaite me voir. Je refuse — cela pourrait figurer dans les journaux, et puis je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état. Il me paraît plus facile de supporter cela tout seul. L’ennui est parfois distrait lorsqu’on me conduit à des interrogatoires. En novembre, je dois recommencer une fois encore toute ma déposition devant les douze magistrats de la chambre criminelle, qui commencent l’examen en cassation du procès Dreyfus.
La poursuite de ma détention en l’absence de procès devient notoire. Clemenceau, qui obtient le droit de venir me voir, propose dans L’Aurore la « nomination de Picquart au poste de grand prisonnier d’État, vacant depuis la mort du Masque de Fer ». La nuit, après l’extinction des feux et alors que je ne peux plus lire, j’entends les manifestations pour et contre moi dans la rue du Cherche-Midi. Ce sont plus de sept cents fantassins et cavaliers qui sont appelés à défendre la prison. Les sabots des chevaux résonnent sur les pavés. Je reçois des milliers de lettres de soutien, dont une de la vieille impératrice Eugénie. Tout cela devient tellement embarrassant pour le gouvernement que l’on conseille à Labori, au ministère de la Justice, de saisir une cour civile pour intervenir et me faire libérer. Je refuse que Labori suive cette voie : je suis plus utile en restant otage. Chaque jour que je reste incarcéré rend l’armée plus désespérée et vindicative.
Les mois passent, puis, le samedi après-midi 3 juin 1899, Labori me rend visite. Le soleil brille au-dehors, ses rayons ardents traversant même la crasse et les barreaux de la petite fenêtre ; j’entends un oiseau chanter. Labori porte une grande main tachée d’encre au grillage métallique et me dit :
— Picquart, je voudrais vous serrer la main.
— Pourquoi donc ?
— Faut-il toujours que vous vous montriez si contrariant ? proteste-t-il en grattant le grillage de ses longs doigts massifs. Allez, pour une fois, faites ce que je demande.
Je plaque ma paume contre la sienne, et il me glisse à voix basse :
— Félicitations, Georges.
— De quoi ?
— La Cour de cassation a ordonné à l’armée de faire revenir Dreyfus pour le rejuger.
J’attends cette nouvelle depuis si longtemps, et pourtant, lorsqu’elle arrive, je n’éprouve rien. Tout ce que je parviens à dire, c’est :
— Quelles raisons ont-ils données ?
— Ils en ont cité deux, et qui découlent chacune de votre déposition : la première, que la lettre « ce canaille de D » ne peut faire référence à Dreyfus et n’aurait jamais dû être montrée aux juges sans que la défense en soit au préalable informée ; et la seconde, que… comment ont-ils dit ça, déjà ? Ah oui, voilà la phrase : « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n’aurait pas été écrit par Dreyfus. »
— Quelle drôle de langue vous parlez, vous, les juristes !
Je savoure les termes légaux comme si c’étaient des friandises :
— « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer… » Et l’armée ne peut pas faire appel contre ça ?
— Non. C’est fait. Un navire militaire est en route pour aller chercher Dreyfus et le ramener ici pour un nouveau conseil de guerre. Et cette fois, ce ne sera pas à huis clos — cette fois, le monde entier regardera.
Je sors de prison le vendredi suivant, le jour même où Dreyfus quitte l’île du Diable pour embarquer à bord du croiseur Sfax et entamer la longue traversée qui le ramènera en France. Compte tenu de la décision de la Cour de cassation, toutes les charges contre moi sont abandonnées. Edmond m’attend avec son dernier jouet, une automobile garée devant les portes de la prison, pour me conduire à Ville-d’Avray. Je refuse de parler aux journalistes qui m’encerclent sur le trottoir.
Ce brusque revirement du destin me désoriente. Les couleurs et les bruits de Paris en ce début d’été, le côté vivant de tout ce qui m’entoure, les visages souriants de mes amis, les déjeuners, les dîners, les réceptions qu’ils ont organisés en mon honneur — tout cela après l’ombre, l’isolement et la puanteur de ma cellule est écrasant. Ce n’est que lorsque je suis au milieu d’autres personnes que je m’aperçois à quel point j’ai été affecté. Je découvre que j’ai du mal à m’entretenir avec plusieurs personnes à la fois ; ma voix sonne aiguë à mes oreilles, et je suis essoufflé. Quand Edmond me conduit à ma chambre, je suis incapable de monter l’escalier sans m’arrêter toutes les trois ou quatre marches ni m’accrocher à la rampe : les muscles qui contrôlent mes genoux et mes chevilles se sont atrophiés. Je me trouve blême et gras dans le miroir, et je repère en me rasant des poils blancs dans ma moustache.
Edmond et Jeanne invitent Pauline à séjourner chez eux et lui donnent avec tact la chambre contiguë à la mienne. Pauline me tient la main sous la table pendant tout le repas, et plus tard, quand toute la maisonnée est endormie, elle me rejoint dans mon lit. La douceur de son corps me paraît à la fois étrange et familière, comme le souvenir de quelque chose qu’on a vécu et que l’on a perdu. Elle est enfin divorcée et Philippe a obtenu, à sa propre demande, un poste à l’étranger. Elle a son appartement, maintenant, et les filles vivent avec elle.
Nous sommes allongés l’un en face de l’autre, à la lueur d’une bougie.
J’écarte ses cheveux de son visage. Il y a des lignes autour des yeux et de la bouche qui n’étaient pas là auparavant. Je prends soudain conscience que je la connais depuis l’enfance. Nous avons vieilli ensemble. Je me sens submergé par une vague de tendresse.
— Te voilà donc une femme libre ?
— Eh oui.
— Tu aimerais que je te demande de m’épouser ?
Un silence.
— Pas particulièrement.
— Pourquoi ?
— Parce que, mon chéri, à partir du moment où tu me poses cette question, je ne crois pas que ce soit vraiment la peine…
— Pardon. J’ai perdu l’habitude de la conversation en général, et je n’ai jamais été très fort pour ce genre-là. Laisse-moi une autre chance. Veux-tu m’épouser ?
— Non.
— Sérieusement, tu me dis non ?
Elle met un certain temps à répondre.
— Tu n’es pas le genre à te marier, Georges. Et maintenant que je suis divorcée, je me rends compte que moi non plus.
Elle m’embrasse la main.
— Tu vois ? Tu m’as appris à vivre seule. Merci.
Je ne sais pas comment je dois réagir.
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